AMICALE DES ANCIENS DE L'ECOLE NORMALE WILLIAM PONTY

AMICALE DES ANCIENS DE L'ECOLE NORMALE WILLIAM PONTY

Entre privatisation et service public : Le Sénégal face au défi académique - Par Ibrahima THIOUB *

 

Le professeur Ibrahim Thioub, ancien recteur de l'UCAD a dispensé, le samedi 23 décembre 2033, à l'occasion de l'Amphi de rentrée et de remise de diplômes à la FASTEF, une leçon magistrale sur le thème : « Entre privatisation et service public : le Sénégal face au défi académique ». L’universitaire est revenu sur les péripéties qui sont à l'origine des incertitudes quant au devenir de l'enseignement supérieur public de  plus en plus déserté par les élites socio-économiques. Le texte intégral :

 

Contrairement à ce que d'aucuns pourraient penser, l'université est une vieille institution en Afrique, au sud du Sahara. Celle de Sankoré, où fut formé l'un des plus grands érudits du XVIéme siècle Ahmed Baba al Soudani, est construite dans le premier quart du XIVéme siècle.

 

Elle y a cohabité avec la madrasa Sidy Yahia et la mosquée université de Djingareyber.

 

C’est en ces lieux que fut rédigée la centaine de milliers de manuscrits, encore aujourd'hui conservés dans la ville, par les héritiers des familles d’érudits qui ont fait la notoriété historique de la ville au point de voiler de nombreux autres centres universitaires arabo-islamiques de la région, comme l'université de Pire en Sénégambie où ont été formés les révolutionnaires qui ont mis fin à la traite des esclaves dans le dernier quart du XVIIIéme siècle le long de la moyenne vallée du Sénégal.

 

Cette tradition d'universités africaines et arabo-islamiques se perpétue aujourd'hui à l'ombre des confréries soufies, qui ont pris le relais à l'époque coloniale, tout en gardant la relative distance requise par les franchises universitaires vis-à-vis de tout pouvoir d'État. Cet enseignement communautaire se développe et se modernise et reste plus que jamais prometteur d’une nouvelle voie dans l’enseignement supérieur.

 

Les premières universités de l'Afrique subsaharienne des temps modernes sont nées de la volonté des pouvoirs publics issus de la colonisation du continent.

 

Institutions publiques, elles reçurent la mission de former les cadres de l'administration et des entreprises. Leur caractère élitiste fut fortement marqué jusqu'au lendemain des indépendances survenus dans les années 60. Les étudiants africains, qui furent enrôlés, ont très vite engagé la lutte militante, généralement influencée par les idées de la gauche marxiste de l'époque, dans le sillage du mouvement anti-colonial, pour un enseignement du même niveau que leurs homologues de métropole. En dehors de l'africanisation tardive des personnels et des programmes d'enseignement consécutive au mouvement contestataire de la fin des années 60 (1968 je veux préciser), les États indépendants ont très peu modifié l'orientation héritée de la colonisation. Progressivement, la poussée massive de la scolarisation a conduit à une forte demande d'enseignement supérieur qui débouche dans les années 1990 sur une arrivée massive de diplômés des universités sur le marché du travail en incapacité de les enrôler.

 

En réponse à la critique portant sur la crédibilité des formations délivrées et à l'instabilité des universités consécutive aux mouvements revendicatifs de plus en plus radicaux des étudiants et des enseignants, la plupart des états africains ont entrepris de réformer le système d'enseignement supérieur.

 

La colonne vertébrale de ces réformes a consisté en une rapide libéralisation du secteur dans le sillage des programmes d'ajustements structurels qui ont démantelé les structures de protection sociale sur laquelle s'adossaient les politiques publiques de santé et d'éducation des premières années d’indépendance (1960-1970).

 

Il en a résulté de grandes incertitudes quant au devenir de l'enseignement supérieur public de plus en plus déserté par les élites socio-économiques. L’alternative offerte par les institutions d'enseignement supérieur privées a répondu partiellement à la demande de qualité exprimée par les élites sociales. Les tendances lourdes semblent, en conséquence, aller vers un système d'enseignement supérieur à plusieurs vitesses épousant les possibilités financières des familles au détriment du service public. La privatisation partielle, qui n'est pas en soi une mauvaise chose, a conduit dans beaucoup de pays à une mercantilisation de l'enseignement supérieur.

 

Notre propos de cet après-midi essaye d'explorer l'histoire et l'actualité de ces dynamiques en cours dans l'enseignement supérieur pris entre sa mission de service public et la logique de privatisation.

 

L'école moderne, europhone, a été avant tout un instrument de colonisation du continent africain. Elle a, en conséquence, traîné nombre de caractéristiques aliénantes et a été pendant longtemps perçue sous ce prisme par les communautés africaines.

 

L’aventure ambigüe, œuvre de Cheikh Hamidou KANE, roman devenu un classique bien connu de la littérature africaine, saisit, dans le vif, l’irruption de cet instrument porteur d'une nouvelle logique culturelle. Avec ses desseins de domination et d'aliénation culturelle, la colonisation s'en est servi pour construire une base à sa domination politique effective et à l'exploitation économique envisagée du continent.

 

On en convient, l’école coloniale était certes élitiste, malthusienne, et surtout aliénante. Mais il est dans la force et la puissance toujours insoupçonnée de tout savoir de garder en lui une part de force émancipatrice, si infime soit elle, à partir de laquelle les hommes et les femmes de bonne volonté peuvent faire tomber tous les murs de Jéricho en débarrassant le savoir de sa gangue aliénante. Les sociétés africaines et leurs différents segments ont apporté des réponses diverses et variées aux défis académiques. Ces réponses ont évolué dans le temps. La tendance lourde ici, tout au moins à ses débuts, fut le refus par les élites religieuses et aristocratiques, qui contraintes, ont envoyé leurs subalternes, forçant parfois la colonie à chercher une alternative de recrutement chez les esclaves libérés.

 

Les groupes sociaux qui, les premiers, ont saisi la pertinence des ressources dont l'école était porteuse en termes d'ascension sociale, y ont envoyé leurs enfants. Progressivement, l’école s'est imposée comme un incontournable ascenseur social. On est ainsi passé du refus de l'école à un désir d'école. La pénétration de l'école, dans les sociétés africaines, s'est accélérée au point que la demande ne pouvait plus être satisfaite suite à l’insuffisance des investissement nécessaires en infrastructures, équipements et le financement de la formation des personnels et leurs rémunérations.

 

L'affirmation d’une hégémonie coloniale, les succès scolaires et divers autres facteurs ont abouti progressivement à la promotion de l'école. Mais bien sûr, il y a eu des disparités dans les taux de fréquentation scolaire, d'une colonie à l'autre, et d'une région à l'autre dans une même colonie, d'une province à l'autre, voire d'une agglomération à l'autre. Les indépendances survenues inaugurent un rapport nouveau à l'école.

 

On a assisté à un changement de perception chez les populations du fait du rôle majeur attribué à l'école dans la construction envisagée des États-nations à partir des territoires coloniaux. Cet État-nation va exprimer le besoin exponentiel de personnel scolarisé sortant de l'enseignement moyen, secondaire, mais surtout de l'enseignement supérieur. Pendant toute cette période, que je viens de retracer au pas de charge, l'intervention du privé étaient marginale. Il y avait certes des écoles missionnaires un peu partout, qui ont joué un rôle extrêmement important, mais c'était un privé à but non lucratif.

 

Dans ma génération, n'allait à l'école privée, en dehors des écoles missionnaires, que ceux qui avaient échoué à l'école publique. On éprouvait même une certaine culpabilité à fréquenter une école privée.

 

On était fier d'aller à l'école publique, parce que c’était le signe qu'on n'était pas en situation d'échec scolaire. La tendance s’est lourdement inversée aujourd'hui. On verra un peu quelles en sont les conséquences.

 

Quant à l'enseignement supérieur sur le modèle occidental, il a été tardivement introduit en Afrique. En Afrique francophone, on peut citer l’école normale William PONTY, qui est né en 1903 comme section de l'école des fils des chefs, qu'on appelait d'abord l'école des otages. C'est vous dire combien l'école était refusée au départ. L'école de médecine de Dakar a suivi en 1918, en réponse aux épidémies de la première guerre mondiale.

 

L'université de Dakar, qui a accueilli l’ensemble des étudiants issus des huit territoires de l'Afrique occidentale française et des quatre territoires de l'Afrique équatoriale française, était rattachée à l'académie de Bordeaux avant l’accès à l’autonomie.

Au moment de l'indépendance, nous sommes dans la période des trente glorieuses, l'État est considéré comme le moteur du développement. C'est le moment où se met en place l'État­providence dirigé par un parti unique avec une université unique, nationale, symbole de la souveraineté.

 

A cette époque, il n'y a pratiquement pas d'enseignement supérieur privé nulle part sauf peut­être dans les pays anglophones. Le privé reste dans l'élémentaire et subsidiairement dans le secondaire, et l'université est exclusivement publique. Ces universités sont ouvertes aux universités européennes et dans la formation, elles n'ont pratiquement pas grand-chose à envier à leurs homologues du monde.

 

Les besoins des jeunes États africains en construction absorbent tous les diplômés. Même ceux qui échouent trouvent du travail. Les hauts cadres de l'administration sont recrutés : juristes, économistes, gestionnaires, polytechniciens. Les diplômés en sciences humaines et sociales, en langues, sont embauchés majoritairement dans l'enseignement public moyen et secondaire. Même les non-diplômés, comme je l’ai dit tantôt, trouvent sans grande difficulté un emploi. La fin de ce cycle commence à se manifester au milieu des années 1990. J'étais à l'époque étudiant et je me rappelle de cette mémorable grève que nous avons conduite à la suite de la décision prise par le gouvernement du Sénégal de ne plus admettre simplement sur titre – c’est à dire sur diplôme - les étudiants qui voulaient aller s'inscrire à l’école normale supérieure pour devenir enseignant dans les lycées et collèges.

 

Le deuxième moment, s’ouvre lorsque l’État-providence affiche ses limites et se trouve confronter aux programmes d'ajustements structurels des années 80. La plupart des pays africains sont soumis dans ces programmes d'ajustements structurels, supportés par les institutions de Breton Woods, qui vont remettre en cause l'orientation du développement porté par l'État-providence. Ce cours nouveau coïncide avec une récession de l'économie mondiale, crise du pétrole, poussée idéologique néolibérale, et mis sous ajustement des États africains. Ce qui se traduit par un désengagement des pouvoirs publics avec de fortes restrictions budgétaires qui affectent plus les secteurs sociaux sous perfusion, avec une privatisation de pans entiers du secteur public.

 

La crise des finances publiques s'est traduite alors, presque partout en Afrique, par un retrait de l’État, de la prise en charge des dépenses sociales (santé et éducation). Nous avons là un effet qui va être très visible sur les performances du système éducatif. Une des conditionnalités des Institutions de Bretton-Woods a consisté à demander aux États de réduire au maximum leurs investissements dans l'enseignement en général et dans l'enseignement supérieur en particulier. Le service public, jusqu'ici assurée par les États, est particulièrement délégué au secteur privé, qui en l'absence d'un encadrement juridique, déploie une large voilure et atteint une expansion telle qu’elle est en passe, dans beaucoup de pays africains aujourd'hui, de dépasser quantitativement le secteur public, pourtant en pleine mutation, avec une progression remarquable d’un nombre d'établissements comme en nombre d'étudiants.

 

Au moment des programmes d'ajustements structurels, les bailleurs de fonds ont défendu l’idée saugrenue que les États africains n'avez pas besoin d'enseignement supérieur considéré comme un luxe. Il s'y ajoute qu'au même moment on assiste à des crises répétitives dans le système universitaire qui menacent politiquement les États et le leadership de ces contestations est assuré par la jeunesse et particulièrement les étudiants.

 

Au même moment, s’opère une massification des effectifs dans l'enseignement supérieur, alors que les universités sont maintenues dans un immobilisme sans réforme pendant toute la période d'ajustements structurels. C’est dans cette tension-là, entre une université publique immobile, qui fait face à une arrivée massive de bacheliers, que va se glisser la privatisation de l'enseignement supérieur dans l'ensemble des pays de l'Afrique.

 

Le début est d'abord timide, puis l’accélération s’opère dans les années 2000. En ce moment, est mis en évidence un certain nombre de risques et des dérives multiples. Le défi académique est énorme, faisant de l'espace universitaire un lieu de confrontations d’acteurs multiples : enseignants, étudiants, professionnels, associations de la société civile, parents d'étudiants, ONG et bailleurs de fonds. L’épicentre des crises les plus graves, auxquelles les États africains sont confrontés, se trouvent souvent être les campus.

 

A partir de ce moment, on assiste, au début des années 2000, à une requalification des universités comme pilier de développement face aux limites du marché.

 

Que se passe-t-il dans cette double décennies 1990 - 2000 ?

 

Le contexte est partagé par l'ensemble des pays africains, mais cela n'empêche qu'il y ait des différences considérables tenant de plusieurs facteurs historiques, sociologiques, politiques, propres à chaque pays. La forte demande académique que l'offre publique peine à satisfaire, en dépit des efforts budgétaires nouveaux, massifs dans la plupart des pays, qui se traduit sous la forme de création d'universités d'instituts et d'écoles d'enseignement supérieur plus ou moins professionnels, c'est dans cette difficulté à satisfaire la demande que le privé va s'insérer de plus en plus.

Jusqu’à la CNAES, les universités publiques au nombre de 5 sont toutes situées à moins de 120 kilomètres de l'Atlantique : Dakar, Saint-Louis, Thiès, Bambey et Ziguinchor. S’y ajoute l'école polytechnique de Thiès.

 

Qu'est-ce qui se passe à partir de là ?

 

Pendant la période de l'État-providence, l’université unique jouait le rôle de fournir à l'Administration le personnel cadre nécessaire. Tout diplômé trouvait un emploi. Donc le problème qui se posait le plus restait l'africanisation des programmes et la maîtrise des luttes étudiantes.

 

Avec Les programmes d'ajustement structurel, l'université est déclarée par les bailleurs de fonds : « institution dont on n'a pas besoin à proprement parler ». Donc on la laisse immobile, aucune réforme d’envergure n'est entreprise pour la transformer et l’amener à répondre aux mutations en cours surtout dans le champ économique et la démographie scolaire en nette croissance, portée par une densification du tissu scolaire encouragée par les bailleurs de fonds.

 

Les écoles, de l'élémentaire jusqu'au lycée, se multiplient un peu partout sur l'ensemble du territoire national. Quand j'étais à l’élémentaire, il y avait à peu près cinq ou six lycées au Sénégal. Aujourd'hui, vous allez dans la plus petite commune, vous y trouvez un collège voire un lycée au moment où l'université faisait face à une crise due à l'immobilisme. Donc la formation des personnels nécessaires, pour aller enseigner dans les écoles qui sont un peu partout n’a pas pu suivre le rythme nouveau. Mais plus grave, on ne peut pas employer les diplômés de l’académie parce que l’investissement dans le service public est réduit au minimum. En conséquence, on se retrouve avec des personnels enseignants de niveau beaucoup plus faible. Ce sont souvent les étudiants qui ratent leurs études - qu'on appelle les cartouchards - qui ont été engagés pour enseigner dans le moyen secondaire. Ainsi un cartouchard en HG peut se voit confier l’enseignement du français dans un collège ou lycée, souvent situé en région périphérique. Il a peu de chance de bénéficier d’un encadrement par les pairs.

 

A partir de là, on a une masse énorme d'élèves qui déferle sur les universités publiques, avec un niveau relativement faible par rapport aux générations des années 1960-1980. L'université, ayant gardé sa tradition d'avoir une orientation généraliste, académique de très haut niveau théorique, qui ne prépare pas à des métiers, qui ne se préoccupe pas de l'avenir de ses diplômés jusque-là assuré par l’État. Elle n'était pas habituée à se poser ce genre de questions. Mais arrivent massivement à sa porte, des milliers de bacheliers. Elle n'est pas préparée à les accueillir. On a là réunies, les conditions d’une massification des effectifs avec une réduction drastique de l’efficacité interne comme externe. On assiste alors à une certaine défiance des étudiants comme des parents vis-à-vis de l'université publique. Les amphis bondés de bacheliers, qui arrivent, avec un niveau relativement faible sont confiés à des enseignants qui formés dans l'ancien régime, ont du mal à prendre en charge ce type d’apprenant, surtout en faculté des lettres. Il se défend très souvent et à tort que le Sénégal produit plus de baccalauréats littéraires que scientifiques. En vérité les vrais bacheliers littéraires sont au même pourcentage que les scientifiques. Il existe une masse considérable de bacheliers inclassables et qui sont envoyés chez les littéraires alors qu’ils n’en sont pas. L'explication qu'on donne de ces échecs massifs tient en un mot : « les bacheliers n'ont pas le niveau, c'est ce qui explique qu'on atteint des taux d'échec si élevés de l’ordre de 60 voire 70 % ».

 

La question me semble pour le moins mal posée. Au lieu d’affirmer que « les étudiants ont un niveau trop faible pour pouvoir réussir à l'université », la bonne approche devrait « partir du niveau qu'ils ont, quelles compétences on peut leur donner pour aller servir en rapport avec le marché ? En rapport avec l'administration, les collectivités locales, les entreprises, définir les compétences prioritaires qu’on peut donner à ces bacheliers avec le niveau qu'ils ont ? ». Mais quand on inverse la question en disant « le niveau qu'ils ont ne permet pas de les former », on a des échecs massifs. On amplifie le problème.

 

J'utilise souvent une métaphore pour expliquer cette situation, celle de l'autoroute. L’université ressemble à une autoroute à péage sans bretelle. C’est-à-dire, quand vous avez faim, vous ne pouvez pas sortir pour aller au restaurant. Quand vous n’avez plus d'essence, vous ne pouvez pas sortir pour aller vous ravitailler. Toutes les voitures doivent se rassembler. Et toutes doivent aller à la même vitesse, passer les mêmes contraintes, passer par-dessus les mêmes barrières, à la même vitesse. Ceux qui parviennent au bout de l’autoroute - très peu nombreux – tournent pendant un temps plus ou moins long autour du rond-point du chômage. La seule façon de sortir pour ceux qui n'arrivent pas au bout, c'est de faire un accident, basculer sur les parois de l'autoroute. On les appelle cartouchards. Ils ont épuisé le nombre de cartouches dont ils disposaient pour pouvoir continuer leurs études. Mis en fourrière, ils perdent confiance et estime d’eux-mêmes. C’est cela qui a amené cette défiance et ce discrédit qui ont été jetés sur les écoles et universités publiques.

 

On se retrouve avec mille bacheliers en philosophie où on leur enseigne Kant, Bachelard, Nietzsche, Heidegger, alors qu'ils n'ont pas le niveau pour suivre ces cours. Je suis loin de dire que ces auteurs n’ont pas leur place dans les humanités. Et quand vous interrogez ces bacheliers, la plupart d'entre eux vous disent très simplement : « je ne veux pas aller à l'université, je veux faire une formation ». Ils expriment là, avec leurs mots, un vrai problème. Ce qu'ils appellent formation, c'est juste une formation, de courte durée, qui leur donne des compétences pour accéder à un emploi et à aller soutenir une famille. Voilà ce qui s'exprime très fortement au niveau de ces jeunes, qui arrivent dans des campus, où non seulement, du fait des conditionnalités des bailleurs de fonds, du fait du retrait de l'État, les campus : au niveau social sont quelque part délabrés ; au niveau académique, ne répondent plus à la demande du marché.

 

Le privé a opéré une lecture intelligente de cette situation. Il s'installe autour des universités publiques. On a une sorte d'encerclement - peut-être que ceux qui les ont créés sont des anciens maoïstes - encerclement des villes par les campagnes, mais en tout cas, ces universités privées ne vont pouvoir s'installer que là où il y a des universités publiques. Et pourquoi ? Pour pouvoir capter, à partir de cette proximité, les ressources publiques et les mettre au service du privé.

 

Rares sont les privés en mesure de s’auto-suffire en personnel d’enseignement encore moins de recherche. On a une sorte de « vampirisation » du public par le privé.

 

Et c'est dans cet espace-là, entre arrivée massive des étudiants, échec relatif du le système public non réformé, et dans la mise en place du processus de réforme, que s’insère et s'installe le privé. Il cible le niveau Licence et subsidiairement master et offre massivement des formations professionnalisantes qui vont, bien sûr, négliger toute la partie enseignement général et théorique. Pour rappel, la critique la plus adressée aux universités publiques porte sur cette orientation académique, théorique, générale, dont pourtant on a grandement besoin.

 

Mais le privé a compris que ce qui est le plus lucratif, c'est de cibler ces bacheliers qui n'ont pas le niveau pour aller suivre cette formation générale et qui cherchent des filières de courte durée donnant des compétences et qui permettent tout de suite d'avoir un emploi.

 

Le privé réussit également à fragmenter le marché en offrant à toutes les bourses la possibilité d'accéder à l'enseignement supérieur avec des droits d'inscription couvrant le spectre des différents niveaux de revenus. Cette fragmentation, est bien sûr, une source profonde de creusement des inégalités et de perpétuation des discriminations dans l'enseignement supérieur et plus tard dans le marché du travail.

 

Nous avons donc, à partir de là, deux secteurs public et privé qui ont des forces et des faiblesses différentes, dans le système d'enseignement supérieur.

 

Les limites du public ont été astucieusement exploitées par le privé avec des dérives qu'on peut parfois même qualifier de prédatrices. Ce qu'on observe très souvent, c'est que le privé investit les formations très spécialisées du tertiaire, les métiers liés aux services, principalement en sciences juridiques, économiques, gestion, finances, business, leur cible principale. Le reste, enseignement général, culture générale, est laissé au public.

 

Mais pour opérer ainsi le gros du privé investit le moins possible dans les infrastructures, comme dans les équipements, mais également même dans les salaires payés aux enseignants. Non seulement le privé capture les étudiants du public qui paie leur cursus dans le privé avec la bourse d’État. Il en résulte une certaine curiosité dans l’attitude de ces étudiants. La non­effectivité des enseignements mobilisent rarement la protestation étudiante. En revanche, que les bourses tardent à être payés, tout de suite la rue occupée. Ce n’est pas parce qu'ils aiment l'argent. C’est très stratégique comme option. Là on se bat plus pour les moyens que pour la fin. La fin c'est bien sûr les études. Mais même quand les études n'ont pas lieu, ce n’est pas grave. Mais la bourse n'est pas négociable. Parce qu'on peut récupérer la bourse et aller dans le privé à côté et investir pour acquérir une compétence très rapidement.

 

Le rapport entre le public et le privé se déséquilibre. Le service public souffre de la mobilité non encadrée des enseignants. Mais ce n'est pas cela le plus grave. Le plus grave c'est que la plupart des privés n'ont pas suffisament d'enseignants. A partir de ce moment, le privé est obligé de recourir aux personnels de l'enseignement public. Ce n'est pas une mauvaise chose en soi. Le problème est dans le fait que ce rapport-là n’est pas contractualisé entre les institutions. Le propriétaire de l'institut ou de l’université privée recrute, en sous-main, en négociant avec l'enseignant qui vient donner les cours dans son établissement. Le Xar Matt comme on l’appelle ironiquement perturbe considérablement les cours du public, allongeant les années, les faisant se chevaucher. La loi qui impose à l’enseignant de consacrer la totalité de son temps de travail à l’institution qui l’emploie est vite mise sous le paillasson.

 

Je disais que ce n’est pas une mauvaise chose que le privé ait recours aux ressources humaines de l'enseignement public. Pourvu que cela soit fondé sur une contractualisation entre les institutions et qu’ainsi, la force de travail de l'enseignant, qui est pris presque exclusivement en charge par le public, en salaires, en pensions de retraite, en prise en charge sanitaire et en allocations familiales. Puisque le privé ne fait qu'ajouter une maigre partie du salaire sous la forme d’heures payées à l'enseignant, qui bien sûr, se surcharge de travail, nuisant à sa santé. Il n'assure plus correctement ses cours dans le système public, devenu une rente. Quoi qu'il arrive, le salaire est payé. Quoi qu'il arrive, quand vous êtes malade, vous êtes soigné, votre pension de retraite est assurée. Ce qu'on reproche au public comme contre-performance résulte de la stratégie développée par le privé qui ainsi tire sa force de cette relation asymétrique :

 

  • - la régularité des années universitaires, sans chevauchement ;
  • - les taux de réussite élevés ;
  • - les effectifs réduits ;

 

les enseignements sont évalués par les étudiants, là où dans le public, on se retrouve à une forte résistance sur ce point pourtant inscrit dans le marbre de la loi.

 

Les faiblesses de ce privé :

  • - Le déficit dans le service public.

 

L'équité territoriale n'est plus assurée. Si vous prenez le cas du Sénégal, 90 % des établissements privés sont dans la région de Dakar. On reproduit l'ancien modèle. Puisque ces établissements privés ne peuvent pas se développer là où il n'y a pas d'enseignement public. Par le siphonage qui est opéré des ressources du public vers le privé, on est obligé de cohabiter. Donc on ne respecte plus l'équité territoriale ;

 

  • - La discrimination, que le public réglait par l'argent, est réintroduite par le privé.

 

Des coûts relativement élevé comparé aux revenus des familles et donc ça devient discriminatoire et approfondit les inégalités sociales, source de tensions et de difficultés. L'école publique avait largement œuvré à réduire ces inégalités. Aujourd'hui on a une sorte d'inversion des tendances. Comme je le disais tout à l’heure : « c'est l'échec qui conduisait au privé ». Mais la difficulté majeure reste ceci : à l'époque où on allait à l'école publique avec tous les services requis, avec une égalisation des chances entre les élèves quel que soit le milieu d'origine. A cette époque pouvait jouer une solidarité au sein de chaque famille. Quand vous avez quelqu'un qui est plus nanti dans une famille, il pouvait accueillir des enfants qui lui étaient confiés pour qu'ils aillent à l'école. Cela a été mon cas. Mais en ce moment-là, celui qui vous accueille ne payait rien à l'école : ni les manuels ; ni la tenue ; l'alimentation ; la vaccination ; tout était assurée au niveau de l'école publique. Donc vous pouviez avoir cinq, six enfants supplémentaires chez vous, en plus de vos enfants, qui pouvaient aller à l'école. La seule chose à assurer, c'est leur nourriture. Et on peut le faire dans le cadre de la solidarité familiale. Aujourd'hui, ce type de solidarité ne peut plus exister. Puisque, quand vous devez aller à l'école privée, les frais d'inscription sont à un niveau tellement élevé, que vous ne pouvez pas prendre les enfants de vos cousins les avoir chez vous et les inscrivent dans les mêmes écoles que vos enfants et vous ne pouvez pas les prendre et les inscrire de façon discriminatoire dans les écoles publiques alors que vos enfants vont à l'école privée. Le système a cassé ce type de solidarité qui a permis à beaucoup d'élèves des années 60 des années 70 de réussir leur cursus scolaire. Cela était vrai pour le supérieur comme pour l'enseignement élémentaire et secondaire. On a donc là un facteur de creusement des inégalités sociales et de mise en tension du système qui peut être préjudiciable à l’équilibre social.

 

  • - La privatisation du système a aussi un autre inconvénient : celui de la discrimination liée au genre.

 

Puisque la charge d'assurer la relève parentale est plus attendue des garçons que des filles, quand la famille n'a pas toutes les ressources pour financer les études de l'ensemble des enfants, on va plus investir sur les garçons que sur les filles. A la limite, on mettra les garçons dans les écoles privées les plus qualifiés et les filles vont rester dans le système public.

 

  • - Le privé s'investit très peu dans la recherche qui est laissée au public.

Parce que cela n’a aucune espèce de rentabilité pour lui.

  • - Le nombre très réduit de filiè

 

Même si les filières ont explosé dans le privé, on s'adresse plus aux filières tertiaires : banque /assurance, business, ressources humaines - et que sais-je - en tout cas, des formations qui sont courtes où on dispose des ressources humaines du public et on peut les assurer en restant autour de l'université publique.

 

Donc cette forte dépendance du secteur privé par rapport à ces ressources humaines reste une faiblesse majeure qui n'est pas encore corrigée et ce n'est pas demain la veille que cela se corrigera.

 

  • - Les infrastructures également sont souvent très inadapté

 

En Afrique vous entendrez souvent parler d'université-escalier. Le Sénégal n’échappe pas à cette caricature. C'est juste une université qui n'a pour infrastructure qu’un F2 ou un F3 loué dans un quartier. Il n'y a qu'un seul escalier qui mène à l'ensemble de l'université. C'est pourquoi on les appelle, par dérision, des universités-escalier.

Comment arriver à une correction de tout cela et cela me semble être ce qui est attendu des pouvoirs publics.

 

Bien sûr que ce diagnostic est une généralisation. Le secteur privé dispose d’institutions de haut niveau, bien équipées, dotées de ressources humaines de qualité et répondant même aux standards internationaux les plus exigeants.

 

La carte universitaire de 2012 avait vraiment besoin d'être réformée et elle l’a été assurément. A la suite de la CNAES on a quitté l’Atlantique progressivement pour l'intérieur, jusqu’à Kédougou, Matam, Richard Toll, Bignona avec des instituts supérieurs d'enseignement professionnel, avec la multiplication des universités multi-campus de nouvelle génération. Il faut l’admettre un effort soutenu a été fait en direction de l’enseignement supérieur, avec plusieurs campus, avec des initiatives novatrices telles que l’UVS, les ISEP et les universités spécialisées métiers. C'est cela la réponse de l'État du Sénégal à cette crise qui est née du fait de l'immobilisme de l'université pendant la période des programmes d'ajustements structurels. Mais ces efforts doivent être amplifiés et poursuivis tant sont énormes les handicaps hérités.

 

Les efforts du Sénégal dans l’enseignement supérieur où l'Etat actuel du Sénégal a investi entre 2012 et 2017 deux fois plus que la mise entre 1960 à 2012, en valeur nominale je précise. Aucune somme investie dans l’éducation n’est de trop à condition d’en faire un usage des plus efficient. Ici l’investissement met du temps à voir ses résultats pouvant être plombés par divers facteurs adverses. Et ce temps est, parfois, source de tensions dans le système universitaire au détriment du secteur public. C’est pourquoi je disais qu’il ne s'agit pas de dire que le privé n'a pas sa raison d'être. Il a ses avantages. Il met la pression au niveau de la qualité sur le public, demande au public de répondre aux mêmes problématiques. C’est à dire de donner des formations professionnalisantes à la majorité des bacheliers qui ne demandent que cela. D'autant que les ressources humaines sont disponibles dans le public et ne sont disponibles à suffisance que dans le public. A la limite, si les enseignants du public étaient assez égoïstes, ils auraient pu fermer les universités privées en récupérant simplement les bacheliers et en les formant dans le système public mais sans leur demander les frais d'inscription les plus élevés.

Cette observation me donne la transition vers la Fonction de service.

 

Le rapport public de la Cour des Comptes de 2009 montre comment « la Fonction de service », une excellente idée d’amélioration du service public de l’académie, a été tournée en instrument de privatisation de l’école avec des dérives qui m’emmènent à parler de « mercantilisation » de l’offre éducative.

 

L’idée actée légalement en 1981 a été émise dans un contexte qui l’appelait. La demande de formation professionnelle était forte. Les infrastructures existaient et restaient sous­employées, les personnels enseignants compétents étaient disponibles, l’opportunité de créer des emplois était à saisir, les liens à établir entre l’académie et les entreprises privées pour répondre aux besoins réels de celles-ci en main d’œuvre qualifiée venaient à l’heure. Il était attendu qu’elle supplée par la génération de ressources propres le déficit de la subvention de l’État.

 

L’entropie s’est progressivement installée en particulier on a assisté à une confusion des fonctions de gestion des ressources dont une bonne partie échappait à la priorité qui devait être donnée à la mission de service public.

 

Il était attendu que les ressources générées par les formations payantes soutiennent vigoureusement les formations non payantes, participent au renforcement des infrastructures de l’établissement, à l’amélioration de son équipement, au bénéfice de l’ensemble des formations, publiques comme privées. Il n’en a pas été ainsi.

 

La « fonction de service » constituée des prestations du personnel public dans le cadre des missions de formation, de recherche et de service à la communauté génèrent des ressources réparties selon une clé fixée par arrêté rectoral. L’idée excellente en soi est née des enseignants et a été formalisée en 1981 par la Commission nationale de Réforme de l’Education et de la Formation issue des États généraux de l’Education. Les objectifs de cette fonction étaient comme le rappelle le rapport de la Cour des Comptes :

 

  • - d’élargir l’offre de la formation ;
  • - de rapprocher l’université des acteurs du développement (entreprises) ; - de permettre à l’université et ses établissements rattachés de générer des ressources propres leur permettant de fonctionner correctement.

 

Elle est constituée principalement de la formation payante offerte par les départements et des prestations des laboratoires. On a alors assisté à une croissance exceptionnelle des filières professionnelles payantes avec la multiplication des licences et des masters, à la faveur de l’adoption du système LMD.

 

Il a été introduit à l’UCAD en 1990 par un arrêté rectoral plusieurs fois modifié répartissant ainsi les recettes générées :

 

  • - 50 % pour la prise en charge des frais de réalisation ;
  • - 25 % au département ;
  • - 10 % à la direction de l’établissement ;
  • - 15 % constituent la quote-part du rectorat.

 

Pour ne prendre qu’un seul exemple, le rapport de la Cour des Comptes qui a audité l’ESP sur la période 2004-2007 a révélé l’existence de dérives notoires dans l’organisation des formations et la gestion des ressources générées. Le rapport déplore « un déséquilibre notoire entre les effectifs de la formation payante et ceux de la formation publique est constaté dans l’offre de formation. Ainsi de 2003/2004 à 2006/2007, le nombre d’élèves de la formation publique est passé de 650 à 607, tandis que les effectifs de la formation payante ont connu une croissance exponentielle, car passant de 1167 à 3160 élèves. Soit une chute de 6% notée dans les formations non payantes et une hausse de 171% des effectifs de la formation payante. En 2007, note le rapport seuls 16 % des élèves de l’école suivent une formation non payante contre 84 % en formation payante. Le déséquilibre est pour le moins qu’on puisse dire énorme.

 

Dans ce contexte, les auditeurs de la CC ont noté de graves dérives et une gabegie incroyable dans la gestion des ressources issues de la formation payante. Je vous renvoie au rapport de 2009 disponible dans le site internet de la CC.

 

Dans l’ensemble de l’université les masters payants se sont multipliés et massifiés, ce n’est pas en soi une mauvaise chose. Toutefois, la discrimination s’est vite installée. Il était observable que les cours s’y déroulaient normalement, selon un calendrier maîtrisé, une administration rigoureuse des emplois du temps avec effectivité des enseignements. Là où les masters publics, non payants étaient de plus en plus laissés pour compte. J’ai été témoin de masters attendant pendant plus d’un an le démarrage des enseignements avec des conséquences invisibles. La direction des bourses coupait les bourses des étudiants estimant à juste titre qu’ils avaient passé trois années en master et les étudiants, à juste titre, contestaient cette décision estimant que leur année universitaire avait duré deux années et qu’ils en étaient à leur deuxième année universitaire. Il s’ensuivait un dialogue de sourds difficile à arbitrer puisque chacun des protagonistes avait raison. Le service public en prenait un sérieux coup. L’opinion pointait un doigt soit sur les étudiants indexés comme trop frondeurs ou sur le gouvernement qui ne payait pas à temps les bourses. Le vrai problème était bien sûr ailleurs, dans la non effectivité des enseignements de masters publics sacrifiés par la privatisation rampante. Il est même arrivé que des étudiants ayant épuisé leur possibilité d’inscription, lesdits cartouchards, soient maintenus dans le système avec la création de filières professionnelles payantes, au risque de se voir dénier la validité de leurs diplômes à l’issue de la formation reçue à partir d’une inscription dont la légalité restait douteuse. A juste titre les amicales d’étudiants se sont toujours battues pour que soient réservés aux étudiants les plus méritants un quota dans les masters payants, sans payer les frais de scolarité aux coûts exorbitants. Il m’a été plusieurs signalé que dans certaines spécialités n’était inscrit aucun étudiant de nationalité sénégalaise tant était exorbitant les coûts de la formation qui pourtant utilisait les infrastructures, le matériel, le personnel et les ressources de l’institution. C’est là une autre forme réelle de privatisation de l’école au détriment du service public. Le filtre financier qui n’aurait jamais dû exclure des formations les meilleurs de nos étudiants aux moyens modestes, exerçant une déplorable discrimination négative dans le service public.

 

Il est possible de remédier à cette situation, en prenant en compte les intérêts de tous les acteurs, les étudiants en tête. Outre cela, le public a l'obligation aujourd'hui : non seulement de régler le problème de l'équité territoriale comme ça se dessine sur la carte universitaire ; mais aussi de mettre un place un dispositif de qualité, une formation de qualité de même niveau que le privé. Ce qui les mettra en compétition et je pense que le public a les moyens de cette compétition, et a même plus que les moyens de cette compétition. Mais ainsi en s’y engageant non seulement il va assainir le privé puisque les canards boiteux, qui profitent de la fragmentation du marché pour offrir une formation au rabais vont être obligés de fermer si le public offre les mêmes formations aux bacheliers qui n'ont pas envie de poursuivre des études sur Nietzsche ou sur Heidegger.

 

Et poussant dans la même direction, nous pourrions avoir, à travers les relations publiques privées, une contractualisation avec l'État et une labellisation en exigeant du privé : un nombre d'étudiants minimal ; de la qualité à partir de l’accréditation nationale et internationale où nous disposons avec l’ANAQ-Sup de toutes les compétences pour insuffler à tout le système la culture de l’assurance-qualité.

 

  • - Exiger donc un nombre minimal d'étudiants ;
  • - Embaucher et former du personnel propre au privé;
  • - ouvrir des filières qui ne sont pas immédiatement rentables mais dont le pays a besoin ;
  • - contribuer à la réduction des inégalités par l'offre de bourses ou la gratuité de formation.

 

L'État pourrait proposer à tous les privés qui s'engagent dans cette voie de contractualiser et même de leur faire disposer de la ressource financière publique mais à condition que le service public soit respecté, que le service public ne soit pas laissé de côté au profit simplement de la rentabilité financière immédiate.

 

L'éducation pour tous est un objectif dans l'état actuel des choses qu'on ne peut pas atteindre sans l'implication du privé. L'éducation relève du service public, qu’elle soit publique ou privée. Ce service public peut être délégué à des tiers. Pour cela, il faut que l'intervention du privé reste encadrée par ce principe intangible qui est que « l'éducation n'est pas une marchandise ». L’accès doit être le plus large possible pour tous les citoyens et nul ne peut en être privé du fait de la faiblesse de ses ressources financières. L'argent ne peut pas s'ériger en facteur d’accès ou de maintien dans le système. Et pour cela, il est nécessaire de prendre un minimum de dispositifs pour avoir des coûts raisonnables et non discriminatoires.

 

La mercantilisation qui semble de plus en plus irréversible va à contre-courant des intérêts du pays, va à contre-courant du service public et en conséquence nécessite d'être corrigée par la mise en place de cadres juridiques, mais également de dispositifs de respect de ses cadres juridiques. Nous devons pouvoir laisser la liberté de choix à chaque famille de choisir le système où il envoie ses enfants. Mais le système public a obligation de mettre en place des infrastructures, des équipements, un dispositif qui couvre tout le territoire national, d'un système public performant qui oblige le privé à la qualité. Sans cela cette discrimination qui renforce les inégalités sociales va se perpétuer, va même s'approfondit et cela est porteur d'un certain nombre de dangers.

 

Les associations d'étudiants et d'enseignants des années 60 avaient lutté pour l'africanisation des programmes, pour l'africanisation des personnels, avaient lutté pour le maintien du caractère panafricain des universités permettant la circulation des étudiants et des enseignants. Aujourd'hui, la lutte doit porter sur le refus de la mercantilisation de l'éducation et particulièrement de la transformation de l'enseignement supérieur en marchandise qui obéit simplement à la loi de l'offre et de la demande.

L'éducation est trop sérieuse pour être laissée exclusivement entre des mains privées, elle doit marcher sur ses deux jambes. C'est pourquoi je conclurai en disant simplement que les deux systèmes peuvent cohabiter, les deux systèmes sont nécessaires au moins conjoncturellement, mais les pouvoirs publics, depuis le Conseil africain et malgache pour l'enseignement supérieur, qui existe depuis 1968 et qui a abattu un rôle extrêmement important dans la promotion et la qualité de l'enseignement supérieur par une évaluation constante des enseignants du public, doit continuer à jouer son rôle.

 

Les organisations sous régionales, telle que l’UEMOA, jouent leur partition là-dedans et dans le cadre de l'internationalisation de l'enseignement supérieur, le public doit encore garder sa capacité à ouvrir largement l'accès en assurant une qualité et en répondant aux besoins du marché, de l'administration et des collectivités territoriales dans la formation des étudiants, dans la formation de ces milliers de bacheliers qui arrivent, d'autant que, du point de vue démographique, cela ne fera que croître. Donc il est nécessaire de renforcer, aujourd'hui plus qu'hier, les investissements dans l'éducation parce que c'est la seule façon de sortir l'Afrique du sous-développement et de ses positions subalternes à l'échelle du monde. C'est l'investissement la plus rentable, puisqu'on l'a vu un peu partout que ce ne sont pas à partir des matières premières qu’on va développer l'Afrique mais plus à partir de la matière grise et cette matière grise n'est pas une marchandise. C'est pourquoi le service public doit rester d'autorité et être soutenu.

 

(*) Ancien normalien de Mbour, ancien recteur de l'UCAD

 



24/12/2023
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