AMICALE DES ANCIENS DE L'ECOLE NORMALE WILLIAM PONTY

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L’écriture mémorielle  : des vérités à la réconciliation - La contribution du Pr Ibrahima THIOUB

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Un extrait du discours prononcé par le Pr Ibrahima Thioub,  le 10 Avril 2025 à Thiès, à l'occasion du Salon International du Livre sur le thème : L’écriture mémorielle  - des vérités à la réconciliation. Il était le parrain de l’évènement.


[…]    Le thème du salon, « l’écriture mémorielle : des vérités à la réconciliation », s’inscrit assurément dans l’air du temps. Face à l’ouragan néolibéral qui tend à réduire l’humain en simple consommateur, activé par la main invisible des multiples applications et autres réseaux sociaux qui s’emparent de nos cerveaux pour y gommer la frontière entre le vrai et le faux, le juste et l’injuste, le beau et le laid, les communautés sont de plus en plus réduites aux lamentations sur la perte de leurs valeurs ancestrales.
La science, le droit et la créativité artistique sont sommés de se mettre à genoux devant les savoirs éphémères des vidéos et des audios dont l’infernal défilement ne laisse plus place au temps humain de la pensée de plus en plus déléguée aux algorithmes de l’intelligence artificielle.  Vous, gens du livre, avez un rôle fondamental dans ce travail de réconciliation de l’humain à lui-même. 
Je commence à appartenir à l’ancienne génération, c’est pourquoi le livre ne m’intéresse pas seulement par son contenu mais aussi par sa matérialité physique. J’aimais déambuler dans les rayons des librairies, des bibliothèques, parcourir les tables des librairies dites par terre, pour humer l’odeur du papier, prélude au désir d’en saisir le contenu par la lecture. Comment ferons-nous découvrir et aimer la lecture à nos enfants si nous adultes ne lisons plus que sur l’écran des télévisions et des téléphones, des textes à style bas de gamme où tous les mots du langage sont désormais réductibles à des onomatopées qui tiennent lieu d’abréviation. Il y a là un véritable péril, un risque réel de perdre la fonction émancipatrice du livre nourrie par des siècles de créativité portés par les plumes talentueux de nos écrivains d’hier et d’aujourd’hui.   
Rendus aveugles à l’humain par le déferlement de l’instantané, les communautés ainsi mises en danger sont portées à suivre les porteurs du discours démagogique qui prône le repli sur soi, le choc des identités agressives, exclusivistes aux conséquences assurément mortifères. Au lieu d’y voir un moi autrement, l’altérité devient le radicalement autre, avec qui, on ne peut entretenir que des rapports d’une absolue négativité.  Ce sombre tableau des temps qui sont les nôtres ne doit pas faire que les hommes et les femmes de bonne volonté baissent les bras. L’humanité en a vu d’autres et a bien triomphé de nombre de défis qui menaçaient son existence. L’enfer ce n’est assurément pas l’autre mais bien son absence, pour reprendre le mot de Roger Garaudy en réponse au pessimisme sartrien. Avec l’histoire et la mémoire bien comprises, il est possible de réconcilier l’humain, l’être de la créativité par excellence, avec lui-même. C’est sous ce rapport que les historiens sont interpellés dans leurs responsabilités à éclairer par la critique les mémoires qui sont la matière première par excellence de leur discipline. L’objectif est d’éviter à ces mémoires le repli identitaire adossé sur des lectures du passé basées sur des approches d’exclusion et de déshumanisation.  
Les discours qui investissent le passé sont nombreux, divers et variés. Ils se distinguent par leur contenu, leurs motivations, leurs méthodologies, leurs finalités, leurs impensés idéologiques, leurs supports et modes de transmission. Aucun d’eux n’échappe à des biais nourris par  l’ambiance socio-politique et culturelle dans laquelle ils sont produits.  
Dès qu’on évoque le passé, tous les esprits pensent à l’histoire. Ainsi s’est installée la confusion entre la discipline universitaire et les autres mobilisations du passé que sont la chronologie, la généalogie, le patrimoine et la mémoire. Disons-le d’entrée de jeu, toutes ces disciplines sont d’égale dignité et sont utiles à la saine construction du vivre ensemble, du faire communauté.  La distinction la plus difficile à établir reste celle entre histoire et mémoire tant est avérée la similitude de leur régime discursif. Je vais essayer de m’exercer à les distinguer par des exemples tirés de notre environnement immédiat.  Puisque nous sommes ici réunis à Thiès, au Salon international du livre, empruntons à Birago Diop, producteur de livres s’il en est, sa belle métaphore qui mieux que tout discours savant jette une vive lumière sur ce qu’est la mémoire. Je le cite : « Quand la mémoire va chercher du bois mort, elle ramène le fagot qui lui plaît ». Tout est dit : la dimension subjective du choix, sa portée émotive et affective. Elle s’interdit tout décryptage critique du matériel soumis à sa sélection. Les légendes et mythes sont validés dès l’instant qu’ils servent la cause à défendre. 
Le voile est jeté consciemment ou non sur la matière qui va à contre-courant de ce qui permet l’adhésion, de faire famille, nation, ethnie ou communauté religieuse ou autre forme d’être ensemble. Elle gomme ou jette le voile sur tous les aspects qui contredisent sa visée. Sa finalité est avant tout de faire adhérer à l’identité que le segment hégémonique de la communauté a validée. La découverte d’un nouveau matériel ou d’une nouvelle source a très peu d’effet sur la reconstitution mémorielle du passé. Celle-ci est très peu tolérante et a du mal à accepter sa remise en cause. A son propos, on a souvent parlé de récit, de roman ou même de fable. Elle n’est pas à l’abri d’une instrumentalisation perverse. Elle n’en cherche pas moins à produire un discours crédible, vraisemblable. Le porteur et transmetteur de la mémoire ne peut être soumis aux critères de validation d’une thèse devant un jury académique d’historiens. Face à aux discours mémoriels, rares sont ceux qui s’interrogent sur qui parlent ? On est plus souvent captivé par la trame du discours qui exalte, justifie et légitime la parole qui donne crédit et participe au faire communauté.    
On le voit, à bien des égards, la mémoire est à distinguer et non à opposer à l’histoire. La question souvent posée et qui n’a aucun intérêt, ni pour l’historien ni pour le mémorialiste, est la suivante : est-ce que les choses se sont réellement passées ainsi ? Demain vendredi, si on demandait à chacun de nous de raconter ce qu’il ou elle a vécu ce jeudi matin, on aurait autant de récits que de personnes. Dès lors, l’historien vise à reconstituer, non ce qui s’est réellement passé, mais à rendre intelligible pour les vivants le processus historique, en inscrivant chacun de ses moments identifiés dans son contexte, à partir de la critique de la documentation disponible. 
Cette documentation, il doit s’en souvenir tout le temps, est le point de vue d’un acteur informé par ses intérêts, sa culture, sa formation, l’architecture des institutions au sein desquels il agit, les régimes d’autorité qui les gouvernent et tant d’autres facteurs. Contrairement à la mémoire qui vise le simple, l’historien est concerné par le complexe.
L’histoire est avant tout un regard critique, rationnel qui déconstruit mythes, légendes, textes sacrés ou profanes. Tous les discours, témoignages et traces sont soumis à la déconstruction. L’historien cherche à accumuler des preuves, critique ses sources et contextualise rigoureusement pour comprendre le passé non pas dans le but de faire adhérer mais dans celui de faire éviter à son camp les erreurs commises dans le passé. Il est donc nécessairement engagé non pour caresser son camp dans le sens du poil mais pour éclairer ses choix. L’historien ne décide pas du choix des citoyens mais attire l’attention sur le sens des choix et les conséquences possibles, à partir de l’éclairage du passé. Le pire des historiens trompe son camp en lui construisant une gloire et des honneurs qui jettent le voile sur les limites et les faiblesses de ses héritages. Du reste le mémorialiste le fait mieux que lui et lui fournit même le matériau qu’il doit travailler pour faire œuvre utile d’historien ! "L'histoire exige distance et méthode ; la mémoire, elle, est dans l’immédiateté du vécu" nous rappelle le grand historien Marc Bloch.  
Vous me permettrez d’illustrer mon propos, jusqu’ici plutôt théorique par des cas pratiques très connus qui mettent en évidence la différence entre approche mémorielle d’une part et approche historienne de l’autre.  La mobilisation de la mémoire nationale par l’État du Sénégal est si fréquente qu’on a pu parler à ce propos d’un État historien. Toutefois, il est possible de noter que cette mobilisation occupe une plus grande épaisseur en des moments particuliers de notre histoire. C’est le cas aujourd’hui avec la célébration du 80e anniversaire du massacre des tirailleurs sénégalais à Thiaroye immédiatement suivi par l’inauguration du mémorial dédié par la mairie de Thiès à Lat Joor. Il semble en être ainsi à chaque cours nouveau de notre histoire politique.  
Un exemple me suffit, celui de la mobilisation par le premier président du Sénégal, du fameux cahier de doléances des Saint-Louisiens aux États généraux de 1789, pour montrer comment l’État élabore dans le contexte de l’accès à l’indépendance, un récit national et comment les historiens ont réagi à ce discours.  L’envoi d’un Cahier des doléances aux États Généraux de la Révolution française de 1789 par les commerçants de Saint-Louis identifiés au Sénégal par un procédé métonymique efficace est indiscutable même si, aucun contemporain de Senghor n’avait jamais mis la main sur le cahier. Cet acte attesté a donné l’occasion à Senghor de bricoler un fondement historique à la démocratie sénégalaise que niait fondamentalement l’acte instituant le parti unique, dès les première années de l’indépendance du pays, au nom de la construction nationale. Faire accepter la suppression du pluralisme politique bien ancré dans la culture politique du Sénégal passait par la mobilisation d’une mémoire contestée par des organisations politiques comme le Parti Africain de l’Indépendance porté aux fonds baptismaux dans cette ville ouvrière en septembre 1957.   
Effectivement, les habitants de Saint-Louis ont présenté en 1789 un Cahier de doléances aux États généraux de la Révolution française. Senghor va donc convoquer cet acte du passé, grandiose, qui a un impact sur les imaginaires pour faire prévaloir l’existence de traditions démocratiques indéniables, enracinées dans un passé ancien et non moins grandiose. On a là un  exemple édifiant de ce qu’est la mémoire, une utilisation du passé à des fins de validation d'une position politique ou sociale plus ou moins contestable. Le travail de mémoire ne se fait pas en toute innocence. Toutefois, ce serait mal poser la question que de chercher s’il a ou non le droit de le faire, s’il s’agit ou non d’une manipulation du passé ou de sa falsification et d’en appeler aux historiens professionnels pour juger ou arbitrer. Les historiens ne sont certes pas obligés de le suivre. Fait partie de leur métier l’explication de ce recours sélectif au passé qu’opère toute construction hégémonique pour constituer une communauté ou légitimer un pouvoir.
Le cahier de doléances, qu’on ne trouve plus dans les archives, a effectivement été élaboré par les habitants de Saint-Louis, Européens, Africains, Chrétiens, Musulmans, actifs dans le commerce de la vallée. Nous avons une copie en annexe de l’ouvrage de Dominique Harcourt Lamiral, L'Affrique et le peuple affriquain, le délégué des Habitants de la colonie, qui le porta aux États généraux de 1789. Lamiral était un fervent défenseur des idées racistes déniant aux sociétés africaines toutes civilisations ou régime d’historicité propre.  Pour rendre efficace son appel au passé, la mémoire senghorienne est alors obligé d’opérer un tri, d’occulter l’indicible et de refouler dans l’inconscient collectif ce qui divise dans ce cahier plutôt problématique, par son auteur autant que par son contenu. Toutes les mémoires procèdent ainsi. Amadou Mokhtar Mbow, Denise Bouche et plus récemment Khalidou Diallo ont quant à eux exploré le cahier pour en éventrer le contenu dont Senghor ne dit mot. Ils ont montré par une étude critique des sources que les Saint-Louisiens, principalement les commerçants, contestaient le monopole de la Compagnie de Guyane et revendiquaient la liberté du commerce dans la vallée du fleuve Sénégal. La question que ne se pose pas le président sénégalais est la suivante : qu'est-ce qu'on vendait à l'époque sur le fleuve ? Certes la gomme et le morfil mais aussi et surtout des captifs africains, provenant des communautés Soninké, Haalpular, Malinké, victimes des razzias esclavagistes conduites par certains États africains de la Sénégambie. Estil est possible de fonder la démocratie sénégalaise sur la liberté accordée aux commerçants de Saint-Louis de vendre des Sénégambiens ?  Vous voyez donc la différence entre histoire et mémoire. On peut multiplier à l’infini les exemples de ce genre, dans les communautés nationales, religieuses, ethniques, professionnelles et les États-nations du monde qui, à tout moment, ont besoin de faire cohérence pour être, se conserver, avancer et s’éviter un délitement certain.  
L’affaire Jeeri Joor Ndella illustre mieux que tout autre exemple la différence des régimes de vérité, entre mémoire et histoire. Les mémoires nationalistes combinées à celles de l’aristocratie du Bawol ont célébré en héros le garmi qui a éventré l’administrateur Chautemps en 1904 ici même à Thiès. Ces mémoires saisissent l’épopée de Jeeri au moment de son arrivée à Thiès accompagné de son Gangoor. Elles gomment le contexte historique pour mettre en évidence deux camps où personne n’a besoin de réfléchir pour choisir le sien. Ce faisant, elles ferment les yeux et les oreilles sur l’avant Thiès, étouffant une mémoire subalterne qui n’a plus aucun espace d’expression. Le danger est que ce refoulé peut toujours resurgir et disloquer l’unité acquise par la répression.
Les historiens quant à eux ont la fâcheuse habitude par leur métier de mettre leur grain de sable dans le couscous de l’unité anticoloniale. Ils vont ouvrir la séquence gommée par la mémoire des griots du Bawol. Cette séquence prend racine dès la nomination par l’administration coloniale de Kanar Fall, un des protagonistes moins connu de cette affaire, comme chef supérieur du Bawol occidental. Ce personnage, pour trouver la dot nécessaire au mariage entrevu avec la sœur de Jeeri, a exigé du village de Waxal Jamm la livraison de jeunes captifs, des raparilles, comme il était de tradition à l’intronisation d’un nouveau teeñ du Bawol. Les villageois ont contesté la légitimité de sa demande car son pouvoir ne résultait pas de la tradition qu’il évoque mais bien d’un acte de l’administration coloniale. En conséquence, ils refusent d’obtempérer à sa demande. Le Garmi offensé brûle le village et capture des jeunes remis à son beau-frère Jeeri qui, sans autre forme de procès, les vend dans la colonie où l’esclavage était aboli depuis 1848 par la loi française.  
L’amputation d’une partie significative de toute la trame de cette affaire a permis à la mémoire nationaliste de s’adosser sur l’anticolonialisme pour produire un discours d’unité qui n’en gomme pas moins la mémoire des subalternes, victimes des logiques de prédation non questionnables sous peine de briser l’entente recherchée par la nation en construction, en quête de héros anticoloniaux. L’histoire rétablit la totalité du tableau et remet chaque acteur à sa place. Le travail de deuil et de réconciliation peut sans entrave démarrer.  
L’exemple ainsi donné rappelle à suffisance combien le roman national sénégalais reste largement dominé par une approche aristocratique, guerrière, masculine et étatique. Les performances guerrières sont seules valorisées et non la technologie qui pourtant porte le développement dont nous rêvons tant. Les techniciens du fer et autres gens de métier sont ainsi l’objet dans cette mémoire d’un mépris certain et durable.  
Dans le même sillage, il n’est pas surprenant que le passé des sociétés lignagères y soient très peu représenté et cela a lourdement affecté l’écriture de notre histoire. L’influence de cette mémoire a eu un effet pervers sur l’écriture de notre histoire. Les sociétés de l’Ouest de la Casamance, du Lexaar, du Joobas et du Cangin ont été très tardivement intégrées dans notre historiographie. Il a fallu attendre les années 1990 pour qu’enfin, Ousseynou Faye, un historien sénégalais questionne le discours sur le passé porté par Abbé Diamacoune Senghor, le leader de la rébellion en Casamance. Avant lui, la Basse Casamance a pour historiens des Américains et des Français. De même, il a fallu attendre Ismaïla Ciss, un fils du terroir, pour que s’écrive une histoire digne de ce nom du Joobaas, du Cangin et du Lexaar. Tous les Sénégalais sont convaincus que Thiès est la capitale du Kajoor. Cette conviction résulte de cette histoire non écrite et de l’orientation stato-centré de la mémoire nationaliste. Je vais en décevoir plus d’un par cette révélation, la capitale du raïl est en plein pays Cangin dont les populations appartiennent aux minorités ethniques dénommées Sereer du Nord-Ouest, et qui entretenaient des relations plutôt conflictuelles avec les pouvoirs aristocratiques du Bawol et de Kajoor auxquels elles n’ont jamais été intégrées. La réconciliation et la consolidation du faire nation passe par le questionnement permanent de la mémoire dominante. L’histoire y contribue vivement et la nation y gagne grandement.
Je conclurai mon propos en revenant aux écrivains qui ont travaillé la mémoire avec une remarquable ingéniosité. Ils ont remis les historiens à leur place.  Le cinéma militant de Sembène Ousmane a mobilisé d’une façon incroyablement astucieuse et originale le passé. Je ne vous parlerai pas des Bouts de Bois de Dieu, ni du Camp de Thiaroye, de Ceddo ou d’Emitaï mais bien de Xala où il déconstruit remarquablement l’approche classique, chronologique des historiens qu’il accuse de chronophagie. Ces derniers estime-t-il  mangent le temps du peuple que le cinéaste compte lui restituer avec sa caméra. Pour ce faire, il fait cohabiter dans ce roman l’ère des négriers à travers le personnage de Adja Awa Astou la Goréenne avec l’ère coloniale représentée par la Saint-louisienne Bineta Ndoye et l’ère des indépendances avec la Dakaroise, Ngoné. Ces 3 épouses d’Abdel Kader Bèye sont en fait, sous la plume et la caméra de Sembène, la métaphore de ces trois temps historiques : traite négrière, colonisation et indépendance. Là où les historiens distinguent, séparent et étudient trois moments historiques, le cinéaste opère un tour de force créateur qui les fait agir simultanément sur les acteurs du présent voire de l’avenir. L’historien et le cinéaste vise à faire sens d’une même question : expliquer la forte mortalité infantile des entreprises africaines dans la longue durée due à l’impuissance, provoquée par le Xala, qui a atteint les hommes d’affaires africains face à leurs concurrents séculaires Libanais et Français.  
Ni l’ouvrage de Samir Amin, Le monde des affaires sénégalais encore moins la thèse d’Ibrahima Thioub sur «l’histoire de l’entreprise sénégalaise de 1930 à 1973 », n’égale la plume talentueuse de Sembène Ousmane, pour rendre compte de ce phénomène de longue durée mais d’une remarquable actualité. L’œuvre romanesque ou cinématographique a par ailleurs l’avantage de pouvoir atteindre un large public, dans un langage fort accessible et en un temps court.  
Abdel Kader n’est impuissant qu’avec sa 3e épouse, la Dakaroise, la native de la capitale des indépendances mais point avec la Goréenne de la négrière ou la Saint-louisienne de la colonie. Ayant tourné le dos à son peuple et détourné les promesses de la lutte anticoloniale à son profit exclusif et au détriment du peuple, il est atteint par le Xala handicapant dans l’affrontement avec ses rivaux Libanais et Français, dans le monde des Affaires.  Quel pied de nez le cinéaste réussit-il ainsi à infliger aux historiens. 
L’approche sembènienne vernacularise l’histoire, et montre la voie aux cercles académiques pour faire de la lecture du passé un outil efficace de libération, sans l’enfermer dans le discours aristocratique qu’il soumet également à une virulente critique. En lieu et place de l’histoire académique et de la mémoire aristocratique, Sembène nous offre un cinéma et une littérature qui éduquent et libèrent. Quelle belle leçon pour rappeler le mot d’un autre maître de la plume. Dans le prologue de son Exil d’Alboury, pièce de théâtre épique écrite en 1960, Cheikh Ndao exprime une différence radicale entre son interprétation du passé et celle des historiens universitaires. «Une pièce d’histoire, assume le dramaturge, n’est pas une thèse d’histoire. Mon but est d’aider à la création de MYTHES QUI GALVANISENT LE PEUPLE ET PORTENT EN AVANT (sic). Dussé-je y parvenir en rendant l’histoire plus historique ». La différence affichée tient à son rapport à l’usage du matériel de reconstruction du passé et à son public, aux objectifs visés et au contenu du récit.
Pourtant, l’histoire universitaire dans les sociétés qui sortent de la domination coloniale, est confrontée à des exigences similaires qui la mettent en écharpe entre les normes académiques à respecter, les sensibilités personnelles des historiens déterminées par divers facteurs dont le moindre n’est pas la trajectoire universitaire qu’ils ont suivie et le contexte global où s’élaborent les savoirs auxquels ils contribuent. Le poids spécifique de chacun de ces éléments situe la distance de l’œuvre produite par l’historien universitaire par rapport à la « pièce d’histoire ». 
En histoire d’Afrique, plus qu’ailleurs, cette distance est difficile à tenir tant y occupe une place importante l’engagement politique, du fait que l’écriture s’y déroule en situation post-coloniale.  Rien de tout cela ne disqualifie l’historien et l’histoire. Là où la mémoire conformément à ses visées propres ramène le fagot qui lui plaît, l’historien ramène le fagot validé par ses pairs qui évaluent son œuvre à partir des principes, règles et méthodes de la discipline.  La mémoire et l’histoire ne sauraient se réduire à des regards projetés sur le passé. La production de leurs vérités spécifiques ne peut contribuer à réconcilier l’humain à lui-même qu’en ouvrant le livre émancipateur sur les portes de l’avenir.

 

 

 



11/04/2025
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