Kalidou Diallo, Pr d’Histoire moderne et contemporaine : «La destruction des monuments ne peut en aucune manière effacer la réalité historique»
Entretien réalisé par Idrissa SANE
La position du Professeur d’histoire contemporaine et moderne, Kalidou Diallo est claire. Il est contre la destruction des monuments historiques qu’il assimile à un refus « d’assumer la réalité historique ». Au cours de cet entretien, l’ancien ministre de l’Education nationale défend qu’un monument historique peut être banni ou valorisé en fonction des contexte. Il donne l’exemple de la statue de Faidherbe qui était devant le palais de la République et les deux soldats Demba et Dupont placés à la l’époque à la place Tascher (devenue place Soweto) devant l’assemblée nationale qui avaient été démolis dans la nuit du 13 au 14 août (cf.Soleil août 1983) et cachés aux cimetières de Bel-Air. Par la suite, la statue de Faidherbe fut transférée au musée des Forces armées dénommé actuellement musée de la direction des archives et du patrimoine historique des forces armées du Sénégal. Alors que le 23 août 2004, le Président Abdoulaye Wade a récupéré la statue Demba et Dupont, à l’occasion de la journée des Tirailleurs, pour l’installer à la place de la gare du chemin de fer à Dakar rebaptisée gare des tirailleurs.
Monsieur le Ministre, il y a un débat sur les destructions des monuments historiques. Certains revendiquent la destruction de ces monuments. En tant qu’historien quel est votre point de vue sur ce sujet ?
Cette volonté de démolition des monuments historiques est loin d’être nouvelle, dans le monde comme au Sénégal. En France, lors de la révolution de 1789, après la prise et destruction de la forteresse de la Bastille le 14 juillet, il y a eu un mouvement pour démolir tous les symboles de l’ancien régime.
Il y a eu par la suite le décret du 13 octobre 1790 qui protège les monuments, les arts et sciences. Victor Hugo avait publié en 1825 « La guerre aux démolisseurs » ; Châteaubriand avait fait de même. Lors de la révolution culturelle chinoise à partir de 1966, des millions d’étudiants, avec brassard et petit livret rouge à la main ont sillonné le pays et détruit ou détérioré des centaines de monuments et valeurs traditionnelles ou bourgeoises. La chute du mur de Berlin dans la nuit du 09 novembre 1989 et l’effondrement de l’URSS le 26 décembre 1991 ont été l’occasion de déboulonnements violents de tous les symboles du communisme dans les pays de l’Est et les anciennes Républiques soviétiques y compris en Russie.
Plus récemment, en Afghanistan, il y a eu la démolition spectaculaire, en 2001, de la statue du Bouddha de Bamiyan par les talibans du Mollah Oumar. La destruction des mausolées et manuscrits précieux par des groupes armés indépendantistes et Jihadistes au nord du Mali à Tombouctou est encore dans nos mémoires.
Mais certains Sénégalais oublient vite, car dans la nuit du 13 au 14 août1983 (cf. Soleil de 17 aout 1983), la statue de Faidherbe qui était devant le palais de la République et les deux soldats Demba et Dupont placés à la l’époque à la place Tascher (devenue place Soweto) devant l’assemblée nationale avaient été démolis et cachés aux cimetières de Bel-Air. La statue de Faidherbe fut transférée au musée des Forces armées dénommé actuellement musée de la direction des archives et du patrimoine historique des forces armées du Sénégal.
Le Président Abdoulaye Wade avait, le 23 aout 2004, récupéré la statue Demba et Dupont, à l’occasion de la journée des Tirailleurs, pour l’installer à la place de la gare du chemin de fer à Dakar rebaptisée gare des tirailleurs. Le contexte était devenu favorable avec le règlement du problème de la cristallisation des pensions des anciens combattants. Il fut rappelé alors leur rôle dans la défaite du nazisme et la libération de la France lors de la deuxième guerre mondiale 1939-1945.
Il est bon de rappeler aussi, que cette statue représentant ces deux soldats avait été installée en 1923 à Dakar, capitale de l’AOF pour célébrer la victoire solidaire des Tirailleurs Sénégalais et des soldats Français. Vous voyez bien qu’un monument historique peut être banni ou valorisé en fonction des contextes.
L’assassinat atroce par étouffement volontaire de Georges Floyd par un policier blanc et trois de ses complices le 25 mai 2020 a suscité une indignation mondiale et provoqué la démolition de plusieurs monuments aux USA et ailleurs. Au Sénégal, il a relancé le débat sur le déboulement ou non de la statue de Faidherbe à Saint-Louis et le changement de nom de rues et autres sites symbolisant la domination coloniale.
J’ai fait une contribution sur la question publiée par certains organes de presse. Je reste pour un traitement serein de ces questions, sans précipitation ni esprit revanchard qui ne peut en aucune manière effacer la réalité historique.
Certains disent que détruire ces monuments, c’est refuser d’assumer notre passé historique…
Pas forcément, car aucun pays colonisé puis devenu indépendant, ne devrait en principe célébrer ses conquérants et les monuments qui symbolisent leur victoire. La séparation peut être violente et déboucher pourtant sur des relations exemplaires fondées sur des valeurs partagées. C’est le cas entre l’Angleterre et les 13 colonies d’Amérique. Le 04 juillet symbolise bien la date de la Déclaration puis la guerre d’indépendance des américains du nord contre les britanniques. Pourtant, ils sont devenus les meilleurs alliés du monde durant les deux grandes guerres du 20ème siècle et toutes les autres crises politiques, économiques et financières qu’ils ont traversées.
On pourrait dire la même chose entre la France et le Canada, la Grande Bretagne et ses ex dominions où la reine reste encore un symbole. La conquête française a été violente, faite avec des armes, en utilisant, d’une part, les Spahis et les tirailleurs Sénégalais et l’aristocratie déjà déformée par le système de la traite négrière d’autre part. L’exploitation économique bien qu’atroce, surtout pour ceux qui avaient le statut de sujet français a été quelque peu « adoucie » par sa politique « d’assimilation » et l’existence des quatre communes de plein exercice avec le statut de citoyen de ses habitants, renforcé avec l’élection de Blaise Diagne en 1914.
L’exploitation sous la colonisation allemande, belge ou portugaise fut encore plus inhumaine, celle britannique, avec le système de l’association, beaucoup plus « souple ». Le contexte de création dans l’espace colonial d’un nouveau pays, le Sénégal, en rassemblant des royaumes précoloniaux en mutation et dont l’essentiel des chefs sont impliqués dans l’esclavage n’a pas créé, de façon automatique, une nation. L’indépendance obtenue pacifiquement dans la coopération n’a pas été une rupture. L’Etat-nation s’est construit dans ce processus que certains appellent néocolonial depuis 60 ans.
Déboulonner tous les symboles de la colonisation française au Sénégal dont Saint-Louis (1895-1902) et Dakar (1902-1960) furent les anciennes capitales de l’Afrique Occidentale Française revient presque à détruire le pays. Je ne vois d’ailleurs pas pour quelles raisons, car la plupart de ces édifices ont été bâtis avec les budgets des colonies et de l’AOF, les travaux tirés de l’esclavage, une fois celui-ci aboli, les prestations obligatoires, le travail forcé, l’impôt de capitation, la confiscation du bétail, des récoltes et l’effort de guerre.
Est-ce qu’il ne faudrait pas trouver un compromis entre les deux camps ?
Je ne vois pas deux camps. Aucune personne raisonnable ne peut demander la destruction ou l’abandon des infrastructures héritées de la colonisation, les institutions, les universités et instituts comme l’IFAN, le musée Théodore Monod, les archives de l’AOF, etc. Les travaux de Maurice Delafosse, Henri Gadem, Théodore Monod, Raymond Mauny, Charles Monteil, Vincent Monteil et d’autres, avec différents fonds, autant les monographies ou catalogues ne sauraient être détruits sous prétexte qu’ils sont l’œuvre de la colonisation, autant on ne pourrait non plus, continuer à maintenir systématiquement les dénominations de certaines rues, d‘établissements, de places et l’érection de certaines statues comme celle de Faidherbe à Saint-Louis.
Je me suis même demandé pourquoi conserver la statue de l’ancien gouverneur de la colonie dans le musés des forces armées sénégalaises alors que Faidherbe a été promu Général de brigade en 1865 dans le cadre son action coloniale et Général de division lors de la guerre franco prussienne de 1870. Ici le compromis c’est avant tout, de se débarrasser du complexe du colonisé, assumer son histoire et avoir une haute conscience historique. L’histoire de l’humanité, depuis l’homo sapiens-sapiens en passant par les grandes étapes de l’évolution des civilisations humaines a toujours été un conflit permanent entre dominants et dominés. L’esclavage domestique et les dominations ont traversé toutes les sociétés.
Quelles seraient aussi les conséquences de la destruction de ces monuments sur le travail de mémoire ?
En détruisant des forts, des palais de gouverneurs, en modifiant les dimensions architecturales du centre de Saint-Louis, de la maternité de l’hôpital Aristide Le DANTEC (c’est le premier directeur de l’école de médecine en 1919), les Marchés Kermel et Sandaga, le pont Faidherbe, les bâtiments du ministère des affaires étrangères ou de la Chambre de commerce à Dakar, pour ne citer que ceux-là, c’est tout un travail de mémoire qu’on efface. L’Ile de Gorée qui symbolise la traite négrière a été classée monument historique par le régime colonial et sur proposition du Sénégal, Gorée a été classé au patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO en 1978. D’ailleurs la promotion du tourisme colonial liée à la mémoire coloniale a commencé en 1926 avec le gouverneur général de l’AOF Jules Cardes (1923-1930). La pointe des Almadies a été érigée en site touristique le 10 aout 1942 et l’ile de Gorée le 15 novembre 1944.
Comment mettre davantage nos monuments historiques au service de la promotion du tourisme au Sénégal ?
Il y a des acteurs qui soutiennent que le Sénégal n’a pas su tirer des avantages de ces sites historiques pour faire la promotion de la destination Sénégal.
Senghor, le président poète, s’est particulièrement intéressé à la revalorisation du patrimoine pour à la fois développer la culture mais aussi promouvoir le tourisme. L’organisation du premier Festival Mondial des Arts Nègres en 1966 en est la première illustration. La création de la direction du patrimoine historique et ethnologique en 1970, la loi 71-12 du 25 janvier 1971 et son décret d’application 73-746 du 8 aout 1973 avaient permis le recensement, sur le plan national, de 48 sites et monuments historiques à l’époque. Avec l’institution de la Convention UNESCO de 1972 pour le Patrimoine Culturel et Naturel, le Sénégal est devenu partie Etat le 13 janvier 1976 et a pu faire accepter, comme nous l’avons déjà dit, l’île de Gorée sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité.
Beaucoup d’infrastructures culturelles ont été créées par Léopold Sédar Senghor ; entre autres : l’université des mutants, le Théâtre National Daniel Sorano, l’Ecole d’architecture et d’urbanisme, l’Ecole des arts, les archives culturelles du Sénégal, etc.
Le Président Abdou Diouf bien que limité par les Programmes d’Ajustement Structurel (qui ont fait disparaitre certaines créations de Senghor), a été à l’origine de plus d’une dizaine d’initiatives d’ordre culturel : la galerie nationale des arts (1983), le musée d’art africain (1991), biennale de l’art africain contemporain ou Dak’Art (1996), les différents Grands Prix du Chef de l’Etat, le Festival National des Arts et Cultures (FESNAC), etc. Sur les biens naturels, il a pu obtenir l’inscription sur le patrimoine mondial de l’UNESCO, du Parc national des oiseaux de Djoudj (1981) et du Parc national Niokolo-Koba (1981), actuellement sur la liste du patrimoine en péril. Pour le Patrimoine documentaire, le Fonds de l’AOF est inscrit en 1997.
Le président Abdoulaye Wade a renforcé le budget du ministère de la culture qui avait presque doublé avec de grands chantiers culturels avec le Parc culturel de Dakar et ses sept merveilles architecturales : le Grand Théâtre National inauguré le 15 avril 2011, l’Ecole des Arts, l’Ecole d’Architecture, les Archives nationales, Maison de la Musique, Bibliothèque nationale et le Musée des Civilisations noires. Il faudra également mettre à l’actif du Président Wade, la Place du Millénaire, la Place du Souvenir Africain, l’imposant Monument de la Renaissance Africaine et le FESMAN en décembre 2010. Il assura également la pose de la première pierre du Musée des Civilisations Noires dont la construction sera finalement l’œuvre de son successeur, inauguré le 06 décembre 2018. Au titre des biens culturels, le Président Wade a pu inscrire comme patrimoine mondial de l’humanité, la ville de Saint-Louis en 2000, les cercles mégalithiques de Sénégambie en 2006, le Delta du Saloum en 2011 et le pays Bassari: paysages culturels Bassari, Peul, et Bédik en 2012. Le Sénégal a déposé sa candidature pour huit éléments en 2005 mais ils n’ont pas encore été inscrits. Il s’agit de l’Aéropostale, l’île de Carabane, l’Architecture rurale de Basse-Casamance : les cases à impluvium du Royaume de Bandial, le Parc naturel des îles de la Madeleine, les Escales du Fleuve Sénégal les Tumulus de Cekeen, le Lac Rose et le Vieux Rufisque. C’est en 2003 que la Convention pour la sauvegarde du Patrimoine culturel immatériel a été instituée par l’UNESCO et le Sénégal a pu faire inscrire, en 2008 le Kankurang, rite d’initiation Manding.
Il est assez tôt pour l’historien que je suis, de faire le bilan intégral de la politique culturelle du Président de la république Macky Sall, son mandat étant en cours. Cependant, on peut d’ores et déjà noter le renforcement du budget du ministère de la culture, de Dak’Art, le projet de transformation de l’ancien Palais de justice pour les artistes, la construction du musée des Civilisations noires et l’action diplomatique pour le retour des biens culturels du Sénégal conservés en France. Au titre du patrimoine immatériel, le Sénégal a inscrit sous son magistère le Xooy, une cérémonie divinatoire chez les Serers sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité. Sur le Patrimoine documentaire de l’humanité le Président Sall a inscrit deux biens : Les Cahiers de l’Ecole Normale William Ponty en 2017 et Les cartes postales aériennes 2017 également. Avec trois éléments inscrits au patrimoine mondial documentaire, le Sénégal occupe la deuxième place avec le Mali après l’Afrique du Sud. Mais le Mali a eu une longueur d’avance sur nous avec les Manuscrits de Tombouctou qui ont remporté en 2018 le PrixJikji/UNESCO(c’est le livre le plus ancien du monde avec des caractères en cuivre écrits par des moines bouddhistes Coréens bien avant Gutemberg). Notons que le mali est le seul pays africain inscrit à ce jour. Avec autant d’éléments inscrits entre 1972 et 2017 au titre du patrimoine culturel et naturel, du patrimoine immatériel et du matrimoine documentaire, le Sénégal est bien un grand pays de culture de dimension mondiale malgré sa petite taille en termes de superficie et de population.
Il reste que les dimensions culturelles du Sénégal des profondeurs sont loin d’être exploitées en totalité de même que ses capacités de consommation touristique. Le tourisme international a certes, bien des contraintes liées au marketing, aux Sponsors, aux infrastructures ou à la sécurité mais notre pays semble avoir relevé un certain nombre de ces défis et reste encore très loin de son potentiel, de tourisme culturel et intérieur.
Le Soleil du 22 juillet 2020
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