Sédar, Sed Kiro !» Sédar, tu ne seras point couvert de honte ! - Par Ousmane SÈNE*
Ton nom déjà, Sédar en Serer, évoque l’altière fierté, la droite et haute stature du “ sanghaay ” (le cailcédrat) qui, comme un prince fougueux et intrépide, n’a jamais eu l’échine souple et ne s’est jamais baissé devant les attaques tempétueuses de l’adversité.
Sédar, tu n’es donc pas de ceux-là que la bassesse humaine aura traînés dans la fange boueuse de la honte ! C’est pour cela que m’essayant à ton activité favorite, l’écriture, la poésie, je tente ici de te chanter, en Serer, ta langue, celle-là dont les mélodies t’ont nourri, sevré et bercé sur les rivages du Sine et, avec la complicité des étoiles, des toits de chaume brillants des reflets de la rosée de la nuit.
C’est l’heure des étoiles et de la Nuit qui songe
S’accoude à cette colline de nuages, drapée dans son long pagne de lait.
Les toits des cases luisent tendrement. Que disent-ils, si
Confidentiels, aux étoiles ?... (Nuit de Sine)
Je dis donc ton nom, Kor Siga !
Fañig naa Mbissel a faafa : L’éléphant de Mbissel s’en est allé
Njogoy naa Jiloor a ñotka : Le Lion de Jiloor s’en est allé au repos
Mbir naa Juwaala a wondoxa : Le lutteur de Joal s’est allongé
Il est bien vrai que ta personnalité énigmatique (et peut-être double) en a toujours dérouté plus d’un dont les plus pressés et les moins réfléchis ont tout de suite conclu, parlant de toi, “ Toubab Njalaxaar….”
Pour, sans doute, ajouter : “dàll sang kawaas.. ” ou, en d’autres termes, pour reprendre la célèbre expression de Fanon, “ Peaux noires, masques blancs”.
Et, pourtant, il n’est que d’écouter et de re-écouter tes discours (même politiques et économiques), il n’est que de visiter et revisiter ton œuvre poétique pour vraiment se convaincre, qu’en vérité, tu es le fils de Jogoy et de Ñilaan et que ta véritable identité ne se retrouve nulle part ailleurs que dans l’expression du lutteur triomphant ou, surtout, de l’amante : “ Kor Siga ”, je veux dire celui-là même que sa promise admirative aime du fond du cœur mais par pudeur et retenue nubiles ne saurait nommer qu’en invoquant sa sœur cadette.
Bien sûr, “ Kor Siga ”, j’entends“ l’homme de Siga, le protecteur de Siga, le frère aîné de Siga ”
Je me rappelle la danse des filles nubiles
Les chœurs de lutte – Oh ! La danse finale des jeunes hommes,
Buste Penché élancé, et le pur cri d’amour des femmes – Kor Siga !… (Joal)
L’habit ne fait certes pas le moine encore moins l’Imam, mais d’autres s’interrogeront : “ qui est réellement ce Serer qui ne se sent à l’aise que dans le maniement du verbe de Vaugelas, drapé dans une redingote impeccable, le cou étranglé par un nœud papillon ? ”. A cette question, un professeur et philosophe anglo-ghanéen établi aux Etats-Unis, Kwamé Anthony Appiah, a répondu. En effet, dans son ouvrage In My Father’s House : Africa in the Philosophy of Culture, Appiah affirme qu’il est faux de croire que, sous les ardeurs du soleil d’Afrique, les Africains éduqués ont été tellement abreuvés de culture étrangère qu’ils ne sont plus d’authentiques africains. Car, selon le penseur anglo-ghanéen, avant de se retrouver sur les bancs de l’école occidentale, ces jeunes avaient passé au moins sept ans dans leur milieu africain originel et en plus, dans beaucoup de cas, l’école n’accaparait qu’une partie de leurs journées, le reste du temps, ils s’en retournaient toujours auprès des leurs. Avant de justifier et de légitimer plus loin la position de Senghor comme authentique chantre de la Négritude et défenseur inlassable de la race noire, Appiah soutient :
If we read Soyinka’s own AKE, a childhood autobiography of an upbringing in pre-war colonial Nigeria-or the more explicitly fictionalized narratives of his country-man, Chinua Achebe-we shall be powerfully informed of the ways in which even those children who have been extracted from the traditional culture of their parents and grandparents and thrust into the colonial school were nevertheless fully enmeshed in a primary experience of their own traditions…To insist in these circumstances on the alienation of (western-) educated colonials, on their incapacity to appreciate and value their own traditions, is to risk mistaking both the power of this primary experience and the vigor of many forms of cultural resistance to colonialism (Appiah, P.7)
Mais peut-être aussi que cette même question, le Serer homme d’état et le Serer chrétien tout à la fois a dû bien se la poser : “ Quel choix vestimentaire opérer entre le “ tiwan” (pantalon et chemise amples faits de pagnes tissés) très joalien et fort peu protocolaire pour un chef d’état, me direz-vous, les turki, sabador et autres grands boubous soi-disant sénégalais, wolof mais, plutôt inspirés par une tradition islamique et orientale (Turquie, Afrique du Nord avec les babouches marocaines) et, enfin, le costume occidental” dont les éléments les plus sobres (chemise et pantalon) ont peut-être été portés par le poète-président depuis le premier jour où il a mis les pieds dans une école française? Par ailleurs, et comme les préférences vestimentaires des Chrétiens sénégalais le montrent bien, ce costume ne lui permettait-il pas de déposer ses marques catholiques par rapport à un entourage et des amitiés principalement et majoritairement musulmans et chez qui le boubou fraîchement amidonné et immaculé ainsi que la chéchia et le chapelet sont les atours incontournables du Vendredi, de la Tabaski de la Korité, s’ils ne le sont pas pour tous les jours ? Mais, alors que dire du choix de la langue française même pour s’adresser aux populations rurales du fin fond du Sénégal ? L’on se rappelle, en effet, ce qui-pro-quo absolu, cette rupture de communication totale entre le Président Senghor et son auditoire qui, à l’annonce de l’assassinat du libérateur de la Guinée-Bissau, Amilcar Cabral, applaudissait et applaudissait de plus bel et à tout rompre au point que l’orateur dut recourir à son wolof succulent parce que prononcé avec sa voix traînante de Serer pour enfin faire comprendre qu’il s’agissait d’un deuil plutôt que de l’annonce d’une quelconque bonne nouvelle.
En réalité, le choix du français s’imposait à Senghor, quitte à se faire traduire, dans la mesure où le Serer est minoritaire dans ce pays et son utilisation aurait vite fait de soulever les démons du sectarisme et de l’ethnicisme qui continuent de ravager ce continent. La langue wolof, si elle était adoptée comme moyen de communication permanente, dans les moments solennels, par Senghor, aurait vite fait de susciter l’hilarité, ou, à tout le moins, le divertissement général, au point d’occulter le sérieux de son propos. Considérez donc cette expression que l’on se rappelle encore de nos jours alors qu’il prononçait un discours à caractère économique. Les trente mille tonnes (de récolte de mil peut-être) dont il voulait faire état n’ont pas été annoncées dans le meilleur des wolof avec : “ ñat fukki njuni tonn”. Le bon wolof dirait certainement “ fan weeri juni tonn”, mais Senghor n’a pu faire mieux que de traduire le Serer (pas le français !). En effet, “ ñat fukki njuni ” correspond mot pour mot au Serer “ cuni xarben tadik ” (mille x 10 x 3), avec d’ailleurs une prononciation pour le moins étrange de “ juni ” qui devient “ njuni ” chez Senghor.
Au demeurant, il semble avoir accordé un intérêt particulier à la langue wolof, certainement en tant que linguiste mais aussi pour satisfaire la curiosité et la quête d’inspiration du poète, lui qui a retenu par cœur ce bakk (chant gymnique) d’un grand champion de lutte de la région du Cap-Vert :
yàgg na Yàgg na Yàgg na
Yàgg na beca biir kaaba ga
Fima jaar kufa jaar taxx ban
Poète, je veux dire, homme de vision doué d’une capacité créatrice quasi-divine, il l’était. Qui donc, mieux que le poète, serait capable d’entendre “ dans le silence rythmé ”, le battement nocturne et sourd de l’Afrique entière, célébrant ainsi un panafricanisme à lui si cher parce que traduisant l’unité vitale du continent ?
Qu’il nous berce, le silence rythmé.
Ecoutons son chant, écoutons battre notre sang sombre
Ecoutons,
Battre le pouls profond de l’Afrique dans la brume
des villages perdus. … (Nuit de Sine)
Qui d’autre que l’artiste pouvait être suffisamment lucide pour, au-delà de la beauté et de la vie incarnées par la femme, déceler les formes de Mama Africa , de l’Afrique mère, mais aussi de l’Afrique, ce continent broyé sous les pattes pachydermiques de l’Europe conquérante et coloniale ?
J’ai grandi à ton ombre ; la douceur de tes mains bandait mes yeux.
Et voilà qu’au cœur de l’Eté et de Midi, je te découvre
Terre promise, du haut d’un haut col calciné
Et ta beauté me foudroie en plein cœur, comme l’éclair d’un aigle. … (Femme Noire)
Non, Sédar, tu n’auras point honte de te retrouver en cette terre du Sénégal que tu n’as jamais reniée. Deux fois exilé de ta patrie (pendant tes années d’apprentissage et après ton retrait volontaire des lambris du pouvoir), tu vas enfin retrouver pour toujours ce sol poudreux et poussiéreux qui a fécondé ton esprit et dont l’éloignement s’est toujours traduit par une angoisse, une solitude et un désespoir si bien calligraphiés par ta plume.
Tout le long du jour, durement secoué sur les bancs
du train de ferraille et poussif et poussiéreux
Me voici cherchant l’oubli de l’Europe au cœur pastoral du Sine.
(Tout le long du jour)
La quête de la sérénité, du calme, de la réconciliation avec soi-même dans les aires pastorales du Sine ou dans la nudité essentielle du Sahel où Samba Diallo de Cheikh Amidou Kane savait lire la présence de la Vérité, de Dieu, tout comme la nonne de Gérald Manley Hopkins prendra le voile pour se retirer dans le silence d’un couvent vibrant et palpitant de la présence immatérielle et ineffable de l’Omniprésent.
And I have asked to be
Where no storms come
Where the green swell is in the heavens dumb,
And out of the swing of the sea
(G.M. Hopkins: Heaven-Haven)
Bien sûr, l’Europe n’a jamais véritablement su, dans ton cœur, se substituer “ à l’ombre des vérandas” (Joal), ni à la “ Savane aux horizons purs, savane qui frémit aux caresses ferventes du vent d’Est ” (Femmes Noire) encore moins aux “ …. Palmes balancées qui bruissent dans la haute brise nocturne” (Nuit du Sine).
En effet, Joal tu t’es toujours rappelé pour meubler l’éternité monotone du temps d’Europe tel cet orphelin cherchant désespérément les siens et que les airs mélancoliques d’un jazz ne font que sombrer davantage dans une tristesse inconsolable.
Je me rappelle, je me rappelle…
Ma tête rythmant
Quelle marche lasse le long des jours d’Europe où parfois …
Apparaît un jazz orphelin qui sanglote, sanglote, sanglote (Joal)
“ Exit ” donc l’artiste, j’allais dire “ the artificer” (à la façon de James Joyce pour invoquer le premier créateur, le premier artiste qui a pétri le monde) car s’il est bien vrai que “ le carrosse ailé du temps” (“ Time’s winged chariot”, Shakespeare) t’a rattrapé et irrémédiablement figé dans cette funeste et finale “ rigor mortis” (raideur de la mort), ta plume , elle, a fini de faire de toi un Eternel, un Immortel, cet état même vers lequel tu as voulu exalter, dans lequel tu as su pérenniser, la femme noire :
Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l’éternel.
Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres pour
nourrir les racines de la vie. (Femme Noire)
En quelque sorte, la vie retrouvée pour toujours dans la mort. Tes ancêtres et leurs pangols n’ont de croyance que celle-là.
Sédar, tu n’auras point honte de revenir au Sénégal car, ici, tu n’es point un aliéné sur une quelconque “ terra incognita”. Repose donc en paix, car comme le disent tes pairs latins et latinistes, tu es bien “ sui generis”, ou, pour emprunter une expression de tes cousins outre- atlantique “you belong ! ” Tu es bien de retour chez les tiens là où tu appartiens véritablement, et nous disons : “ dors du sommeil du juste en compagnie des ancêtres, “ reqiesce in pace ”.
Dakar, le 28 Décembre 2001
(*) Directeur du WARC
Promotion 1971
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