L’enfant et la mer - Par Fara SAMBE *
Mayoro revenait toujours contempler la mer. La mer tempérante en cette plage protégée par la crique étalait pour lui sa rythmique habituelle, tels des pagnes d’accueil sans cesse renouvelés et qui, fidèlement, venaient dissoudre leurs replis bouillonnants dans le sable chaud à ses pieds.
Il respectait ses humeurs changeantes, selon les vents polissons et la lumière blanche jaillissant en flots continus du ciel tropical.
La mer en cet endroit était tantôt docile comme une chamelle apprêtée pour la monte, tantôt rageuse lorsque ses lames se brisaient, de plus en plus fortes, contre la côte, barrant la route aux plus téméraires qui pourtant lui offraient mille riches libations.
Mayoro avait la fougue de son jeune âge. Mais jamais il ne lui venait l’idée de défier l’éternelle coquette habituée à renouveler sa robe à chaque lune, mais bien connue pour ses colères dévastatrices.
Mayoro frémit. L’approche du crépuscule avait toujours réveillé la souvenance de contes peuplés d’elfes et de génies malins.
Sur le rocher solitaire en face du Cap Manuel, le disque doré prolongeait la féérie en jouant, espiègle, avec les crêtes écumeuses des sveltes vagues dansant l’insoumission. Une chaude fluorescence écarlate inondait le firmament, irradiant la nappe étale du pinceau intrépide qui, naguère, chaque jour à cette heure, révélait, en contre-jour, le tableau sur l’île blanche. La sculpture de basalte noir d’une splendide candeur l’avait longtemps retenu de partir.
Mais l’heure était proche.
Son ami Bara, un rude pêcheur habitué des lieux, lui avait dit la première fois qu’ils s’étaient rencontrés à pareille heure sur la petite plage encastrée dans son écrin de basalte noir :
« Regarde : on dirait une mère portant son enfant sur le dos. N’est-ce pas ? »
Il avait alors tenté de percer la lumière diaphane irisant le ressac. À côté de l’île blanche, se découpait comme une forme humaine, debout, doublée d’une petite masse plus sombre. Telle une mère portant son enfant sur le dos. L’illusion était si poignante qu’ensemble, profondément secoués, ils avaient glissé entre l’allégorie et la métonymie : la mère et l’enfant de la mer, la mère de l’enfant à la mer, la mer, l’enfant.
Ils avaient baptisé cette sculpture naturelle : « l’enfant et la mer ».
Les mouettes rieuses avaient été les seuls témoins de leurs conciliabules sur la grève. C‘était leur petit secret que Mayoro garda en quelque recoin de sa mémoire, pour y puiser à chaque fois un peu de chaleur contre la nostalgie de l’absente, sa propre mère qu’il n’avait pas connue.
La marée venait, de plus en plus forte, se jeter contre la côte, en dépit des barrières de protection qui se multipliaient.
Il eut tant voulu que l’embrun exhalât encore les senteurs revigorantes de l’iode mêlées à la fumure du poisson grillé que des initiés y venaient déguster. Il n’y a guère, pensait-il nostalgique, la crique avait été fort courue pour ses succulents oursins, bigorneaux et pieds de biche, qui avaient migré, semblait-il, à l’île blanche mieux protégée par la houle et, surtout par la crainte des tabous, les pêcheurs Lébous étant respectueux des génies supposés tapis aux interstices des falaises noires et nues. Mieux encore, grâce à l’interdit imposé par le gouvernement pour la protection de la biodiversité, on ne s’en approchait qu’en compagnie de la garde forestière.
Mayoro n’avait alors que sept ans. L’âge des insouciantes errances. Quand on ne rêve que de choses simples. Quand l’espace vous semble infini. Quand vous croyez que rien ne vous est impossible.
L’école française où Papa avait tenu à l’inscrire lui ouvrait les portes de l’univers, à travers d’inoubliables odyssées, comme celle de Simbad le marin, Gulliver et les géants, Jonas et la baleine, « Le vieil homme et la mer ». Autant d’aventures qui peuplaient son monde autrement réduit aux existences cloîtrées dans l’inertie des froides ruelles du Plateau à la Médina, Angle Goumbeu (rue des aveugles), Angle Mouss (le coin des chats), Cité Bissap (le champ d’oseille de Guinée). Des noms qui racontaient l’histoire de gens aux horizons fuyants, qui ne demandaient qu’à boire et à manger, juste assez pour pouvoir prier un Dieu tout placide et muet.
La marée se jetait, de plus en plus forte, contre les quais et les barrières.
Pour s’évader, Mayoro venait souvent partager l’univers des pêcheurs fièrement accrochés à leurs pirogues aux couleurs si pittoresquement bariolées, prompts à les faire bondir sur les capricieuses vagues, à la moindre annonce d’une manne espérée. De frêles esquifs qui finissaient par aller de plus en plus loin et y rester de plus en plus longtemps, s’ils en revenaient jamais.
Bara lui avait appris que sous la masse sombre de l’Océan, vivaient de grands serpents d’eau qui naissaient quelque part au Nord, en Europe, puis descendaient au Sud, refoulant devant eux des bandes frétillantes susceptibles de finir leur échappée dans les nasses en attente. Mais avec les constructions que la suffisance dressait sur la plage et le tintamarre qui va avec, les hommes repoussaient ces providentiels serpents de mer, de plus en plus loin vers le large. Rebelles, ceux-ci se rebiffaient et, s’entortillant dans les profondeurs abyssales, se frayaient de nouvelles issues pour aller retrouver les ondes australes. Fuyant cette perpétuelle course éperdue, les poissons s’étaient faits de plus en plus rares.
« On n’arrête pas la mer avec ses bras ! », disait Bara.
La marée se ruait, de plus en plus forte, contre les murs de la cité devenue trop proche.
L’école lui avait appris que les courants étaient très forts en cet endroit où tant d’embarcations avaient chaviré, comme à l’époque des explorateurs, des missionnaires et des négriers. Tant de ménages défaits, tant des femmes éplorées et les orphelins désemparés !
Ainsi, du rude Bara qui, comme d’autres pêcheurs avant lui, avait péri happé par la marée, de plus en plus forte, contre la côte.
Certains partaient, d’autres venaient, jamais les mêmes. C’est ainsi que passaient les jours, les mois, les ans.
Et la marée, de plus en plus forte, frappait la côte et lui arrachait chaque jour des pans entiers de sa cuirasse de basalte.
Mayoro avait grandi. Mais l’enfant en lui avait continué de rêver. A la mer, aux vents du large, aux mouettes et au tableau sur la cimaise de l’île blanche : « L’enfant et la mer ».
Il y avait aussi Nogoye, l’esseulée veuve d’un pêcheur disparu, son amie qui lui faisait des petits beignets sucrés et le réchauffait dans son sein quand il se sentait seul. Surtout depuis la disparition de Bara.
La marée s’écrasait, de plus en plus forte, contre la côte.
« Cesse de construire des châteaux en Espagne », lui disait son père maladif.
Depuis la disparition de sa compagne, la maman emportée par l’usure et les peines, le vieil homme n’avait plus été le même. Il passait maintenant des heures cloîtré dans le coin qu’il avait aménagé au fond de la concession, loin du vacarme des commerces et des ateliers qui avaient envahi, innombrables, leur rue obsolète, la renommée rue de Reims devenue un bien lugubre ghetto.
« Des châteaux en Espagne ? »
Mayoro ne savait pas ce que cela voulait dire. Mais il avait tant de fois entendu les « grands » parler de Barça ou Barsakh, le voyage vers « l’Eldorado ou la mort ». Lui-même s’était surpris à ce dilemme entre rêve et cauchemar. Il s’en était ouvert à Bara qui lui avait fait en réponse, comme un legs : un dessin sur la falaise, un grand bateau pour voyager dans sa tête chaque fois que l’envie de s’évader lui venait, quand son cœur se réveillait à l’appel du large.
La marée jaillissait, de plus en plus forte, contre la côte.
« Promets-moi que, quand tu voudras partir, ce ne sera pas à bord des pirogues, mais sur un galion comme celui-ci. »
« Un galion », lui avait dit son ami. Et il avait dessiné sur la roche « un trois-mâts » - qu’il disait - en lui contant l’histoire de ces marins intrépides qui jadis battaient pavillon royal pour braver la mer et rallier le nouveau continent, leur « Eldorado ».
Mayoro pensa aux sombres histoires des pirogues interdites d’accoster ou qui se brisaient en haute mer. Tant de ménages défaits, tant des femmes éplorées et les orphelins désemparés !
Il appela son galion « Yaakaar » qui signifie espoir, sonnait si bien dans sa langue et emplissait son rêve.
La mer submergeait la côte, de plus en plus forte.
Un événement inouï l’attendait pourtant, comme ces jours venteux où l’orage empêche d’être heureux. Mayoro n’en revenait pas : la mère était dramatiquement seule sur la cimaise de l’île blanche. Un coin de ciel blafard marquait le vide laissé par l’enfant. De noirs cormorans tournaient en un ballet continuel, comme une lugubre auréole autour de la masse trapue, sculpture imperturbable, le visage fixé au large.
« Le petit s’est effondré, dit une voix dans son dos. Ça s’est passé dans le silence précédant l’aurore. »
La mer, de plus en plus forte, contre la côte.
Mayoro sut alors que le moment était venu de décider. Il s’y prépara mentalement en reprenant les leçons de vie de Bara qui aimait lui narrer les traversées épiques des gens de la mer à l’époque où le danger pirate guettait derrière chaque cap et promontoire.
Aujourd’hui, les périls étaient tout autres.
La marée continuait à frapper de plus en plus fort contre la côte.
Mayoro pensait au départ. Il retourna au rocher compléter ses préparatifs, là où le galion « Yaakaar », les voiles au vent, attendait sa cargaison. Le trait inspiré de Bara s’était émoussé. La proue polluée par de minuscules coquillages avait coulé comme les fards de Nogoye quand elle pleurait sa solitude.
Il fallait des vivres. Mayoro dessina un gros poisson, un immense mérou, comme on n’en trouve plus guère dans les nasses des pêcheurs. Il ajouta une carpe géante et un quartier de bœuf, comme il avait vu faire par les pêcheurs la veille de leurs départs pour la marée.
Une vague plus haute frappa, encore plus fort, contre la falaise.
Mayoro dessina des formes rondes pour tous les légumes qu’il voulait emporter dans son périple, des ustensiles et un réchaud pour les nuits froides et le pot-au-feu.
« Il ne faut pas oublier les gilets », pensa-t-il.
Mais il ne savait pas dessiner des gilets et il n’avait pas les couleurs fluorescentes qui vont avec. Il les garderait en tête.
Il décida de faire provision de biscuits et de jus de bissap auprès de Nogoye. C’est alors qu’il la vit qui venait vers lui en peinant sur les rochers escarpés. Elle soulevait le pagne pour ne pas tomber, faisant miroiter le talisman rouge à son genou nu.
Il pensa aux moments de tendresse qu’elle lui avait consentis dans la chaleur de son alcôve, à sa gentillesse et à la douceur de sa peau.
Elle vint à lui en soufflant.
La marée s’échouait encore plus forte contre la côte.
« Oh ! Mayoro, je suis navrée, dit Nogoye. Mais je ne voulais pas que quelqu’un d’autre te l’apprenne. Ton vieux père nous a quittés. Ça s’est passé pendant son sommeil, dans le silence de l’aube naissante. »
Mayoro ouvrit des grands yeux sans teinte. Son regard alla du vide sur l’île blanche au visage de son amie submergé de larmes. Il resta muet. La main caressa le dessin, comme pour le fixer définitivement.
Nogoye qui avait compris se mit à pleurer.
« Tu ne peux pas partir. Tu dois t’occuper de tes frères et sœurs. Tu dois veiller sur le foyer. De toute façon, tu as maintenant une maison à reconstruire ! »
Mayoro pensa à son vieux père qui lui racontait Dakar du temps où les familles vivaient unies dans le partage et la communion fraternelle. Il ne lui avait pas demandé sa permission pour le voyage qu’il préparait. De toute façon, il était devenu sourd : il n’aurait pas entendu, ni compris. Depuis la mort de sa mère usée par les travaux domestiques et ses va-et-vient entre les marchés, les gares routières, les feux tricolores.
« La modernité et son cortège d’incohérences », pensa-t-il.
La vague montait à l’assaut de la côte, toujours plus forte.
Mayoro tira un grand cercle pour ceinturer « Yaakaar ». Ainsi figé pour l’éternité, le galion ne sombrerait jamais.
Il contempla une fois encore l’île blanche auréolée de tant de légendes, peuplée de génies et d’esprits protecteurs des populations Lébous. Un vol de mouettes passa, les ailes minuscules déployées en milliers de voiles gonflées sous l’embrun.
Une sirène, au loin hurla, pendant que le cargo virait bâbord pour dépasser le cap Manuel. Le navire rentrait dans la rade de Dakar, carrefour et porte océane sur l’Afrique millénaire.
Mayoro se leva suivie de Nogoye.
La marée déferla contre la côte, de plus en plus forte, menaçante.
(*) Fara Sambe est Pontin de la promotion 1970. Il a publié aux « Nouvelles Éditions Numériques Africaines », le recueil de nouvelles « Fleurs d’orage », dans le but de participer à sa manière au combat pour la sauvegarde de l’environnement. Il dit tenir cette inspiration d’un compagnonnage avec le Professeur Modou Lô et explique :
« Spécialiste des plantes médicinales, le Pr Lô, m’avait associé à ses recherches au département de pharmacie de l’Ucad pour une production galénique des remèdes de la pharmacopée. Il y perdra la vue au bout de longues pérégrinations entre Mbadakhoune et Keur Samba Dia, au cœur du Sine Saloum où plusieurs aires mises en défens, grâce à son action, ont permis la régénération de la flore endémique. Je lui dédie ces nouvelles.»
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