Jiijak Waali, l’homme-termitière- Par Cheikh Tidiane SALL *
A tous mes cousins seereer, pour toutes les marques d’affection et toutes les complicités, qui ont résisté à l’usure du temps. Particulièrement à mes camarades de classe de l’Ecole de Gandiaye 1: Octobre 1959-juillet 1965.
Ils venaient de Ganjaay, Khalambass, Mbelongic, Commby, Gambul, NGooc, Kër Alfa, Kër Mari, Bil, Diya, Mbelakajaw…Qu’Allaahu SWT vous bénisse ! Aamiin.
« Toute ressemblance avec … est une pure coïncidence.»
La scène s’est passée il y a longtemps, il y a bien longtemps, à Retibamgar, un village du Sine. L’origine de ce village plus que centenaire est encore l’objet de plusieurs versions. Mais un consensus s’est dégagé sur les premières familles qui ont créé le village : ce sont les familles JUUF et FAY, ayant un ancêtre commun du nom de Jiijak fa Maak. Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui la plupart des terres autour du village sont considérées comme leur propriété.
C’est à Retibamgar que naquit Jiijak Waali, fils ainé de Waali Jiijak FAY et de Xemes Ndebaan JUUF. Sa naissance fit le bonheur de ses parents, convaincu d’avoir reçu un cadeau divin. Mais il a fallu se rendre vite à l’évidence. Le développement de l’enfant n’a pas suivi le rythme attendu. Les parents déçus par sa morphologie et le retard persistant dans le développement de ses aptitudes physiques et mentales, commencèrent à se désintéresser de cet enfant malingre, qui réclamait trop souvent à manger. Il aimait particulièrement s’approcher des endroits interdits de la concession. Les canaris sacrés autour desquels coassaient de temps en temps des crapauds invisibles, les arbustes mystiques au feuillage rabougri, confinés dans un coin de la maison, attiraient particulièrement le jeune Jiijak Waali. Il en avait fait son terroir.
Xemes Ndebaan, la mère de l’enfant, profitait des rares visites rendues à sa mère pour partager avec elle les soucis que lui causait son rejeton. A chaque fois, la vieille Ndebaan prodiguait à sa fille des conseils d’endurance et de patience, tout en lui remettant quelques petites galettes de mil tirées de canaris longtemps asséchés, pour son petit fils Jiijak Waali. Bien qu’elle fût très inquiète de la situation de son enfant, Xemes éprouvait un certain réconfort à voir celui-ci manger avec gloutonnerie les galettes de mil. C’était un des rares moments où Jiijak levait les yeux vers sa mère. Une brève lueur d’affection traversait les yeux de l’enfant mystique, ce qui ne manquait pas de faire couler quelques larmes de bonheur sur les joues creuses de sa jeune mère, déjà marquée par le destin.
Cette situation était d’autant plus insupportable pour Waali, le père de l’enfant, que celui-ci portait le nom de son aïeul Jiijak fa Maak. Dans la logique traditionnelle, son fils pouvait aspirer à une position sociale enviée. Il n’avait pas lésiné sur les moyens pour le baptême de son fils ainé, et vivait donc très mal cette situation presque humiliante. Il avait discrètement consulté beaucoup de détenteurs de savoirs occultes pour tirer son fils de cette situation. De guerre lasse, il avait fini par s’enfermer dans un silence et une solitude de dépit. De plus en plus, pour aller au champ, il empruntait des chemins détournés de peur de rencontrer des personnes aux langues fourchues qui n’hésitaient pas, sans en avoir l’air, à lui lancer des quolibets camouflés dans des salutations en apparence chaleureuses. Il était particulièrement agacé par des éclats de rire accompagnés de quelques piques savamment dosées.
Alors que l’un lui lançait: « Waali, comment va Jiijak ? Ne t’en fais pas, Jiijak va bientôt grandir » Un autre d’ajouter : « Waali, ton fils est toujours entre les canaris ! Il faut qu’il vienne jouer avec ses camarades d’âge » Et un autre plus cynique de rajouter: « Je me demande qui va prendre ta relève dans les travaux champêtres quand tu auras pris de l’âge ! Peut-être que de temps en temps mes enfants vont venir à ton secours !»
Quant aux vieilles personnes du village, elles suivaient à distance la trajectoire de cet enfant peu commun. Mais elles n’étaient pas surprises par les ennuis que l’enfant causait à ses parents. Elles révéleront bien après, qu’à la naissance de Jiijak Waali, elles avaient soumis le bébé à un interrogatoire serré dont elles seules ont le secret. Elles avaient abouti à la conclusion que le bébé était un revenant. Mieux, le bébé avait confirmé la conclusion de ces gardiennes du temple, en les regardant fixement, avec un petit sourire, sourire énigmatique d’un nouveau-né pas comme les autres! Pendant l’interrogatoire mystique, ont-elles révélé, il y eut un bref échange vif entre le bébé et Siga NDIANG, l’une des gardiennes des traditions :
Siga NDIANG : « Jiijak, qu’est-ce que tu reviens encore faire ici ? »
Bébé : « Et toi Siga, pourquoi tu es revenue pour la cinquième fois ? »
Siga NDIANG : « Tu sais bien que tu n’es pas un bébé, tu es plus âgé que moi ! »
Bébé : « Toi aussi Siga, tu es une revenante, laisse-moi tranquille »
Ainsi l’enfant était plus âgé que son père. Il s’agissait selon les gardiennes du temple, du retour sur terre d’un ancêtre l’ancêtre Jiijak, sorti il y a longtemps, il y a très longtemps, des flancs d’une termitière encore debout à l’entrée du village. Elles suggérèrent à Waali d’appeler son fils du nom de Jiijak, sans lui dévoiler les raisons de ce choix. C’est ainsi qu’il fut nommé Jijaak Waali. Tout cela défiait la logique commune et n’était pas facile à comprendre pour les personnes plus jeunes, certains n’hésitant pas à accuser les gardiennes du temple d’avoir perdu la tête.
Mais grande fut la surprise des villageois, quand, à l’âge de douze ans l’enfant Jiijak Waali se mit à grandir plus vite que tous ses camarades d’âge, à franchir avec aisance tous les tests qui mènent à une reconnaissance sociale, à réaliser des exploits que les grandes personnes lui enviaient, et à se réveiller très tôt pour accompagner les adultes aux travaux champêtres, malgré les réprobations de sa mère Xemes JUUF. Jiijak était capable de soulever des charges qui dépassaient de loin son développement physique. Il avait rapidement maîtrisé les techniques de prise en charge d’un cheval ; il savait sauter plus haut que tous les enfants de sa génération et savait faire preuve, dans des situations imprévues, d’un courage et d’une détermination qui forçaient le respect. Dans les séances de lutte organisées le soir au village, les « mbapatt », Jiijaak était devenu rapidement la terreur de sa classe d’âge. Certains de ses aînés, déclinaient poliment les défis que leur lançait Jiijak Waali pour les inviter à un combat de lutte, dans la pure tradition sérère. L’enfant malingre, énigmatique, était devenu intraitable face à ses adversaires. Certains d’entre eux, surpris d’avoir été terrassés avec une rapidité déconcertante faisaient courir le bruit que Jiijak, dans ses combats était aidé par des êtres invisibles : « au combat, Jiijak utilise trois ou quatre bras ! », clamait l’un d’eux.
Waali Jiijak, le père de Jiijak Waali, commençait alors à éprouver une fierté difficile à dissimuler. Il était sur le point de prendre sa revanche sur les mauvaises langues qui avaient tôt fait de trouver à son rejeton une multitude de sobriquets. Il constatait, pour s’en réjouir, qu’on le saluait désormais avec respect, et qu’on lui demandait les nouvelles de son enfant, devenu « notre enfant ». Plusieurs fois Waali surprenait des personnes parlant en bien de son fils Jiijak. Alors, lorsqu’il se croyait seul sur le petit sentier tortueux qui menait à son champ, il ne pouvait s’empêcher de fredonner avec fierté cette chanson que lui inspirait la nouvelle situation: « Meterefna Jiijak a gara ! Ndeer fa Roog Jiijak Waali a gara ![1] »
Les jeunes filles du village qui avaient surpris plusieurs fois Waali Jiijak s’adonnant à l’éloge de son fils, firent de ce refrain, une chanson qui eut beaucoup de succès jusque dans les contrées lointaines. Mais, sans qu’on sache pourquoi, les vieilles personnes se bouchaient les oreilles à chaque fois qu’elles entendaient les filles fredonner cette chanson devenue populaire. Les gardiennes de la tradition essayèrent en vain de la faire interdire. Un jour, Siga NDIANG, qui avait conduit l’interrogatoire mystique du nouveau-né, n’avait pu s’empêcher de mettre en garde les jeunes en ces termes : « j’ai vu en rêve des jeunes et des moins jeunes revenir des champs en courant vers le village, l’air terrifié ! ». Mais tout cela était trop compliqué pour les jeunes qui ne comprenaient vraiment pas qu’on puisse interdire une si belle chanson, devenue un patrimoine culturel de leur village. Mais…
Ce qui devait arriver, arriva.
Un jour alors qu’un groupe de villageois revenait des champs en compagnie de Jiijak, les jeunes filles se mirent à fredonner en chœur la chanson interdite par les gardiennes de la tradition. Lorsque le groupe arriva à la hauteur de la termitière couchée à l’entrée du village, Jiijak Waali, qui parlait peu, contre toute attente, intima violemment aux jeunes filles l’ordre de se taire. La chanson reprit de plus belle, les jeunes filles prenant cette injonction comme une participation à l’animation du groupe. Mais la situation changea très vite! Le visage du fils de Waali Jiijak et de Xemes Ndebaan amorça brusquement une métamorphose physique incroyable. En quelques secondes, Jiijaak Waali prit l’aspect d’un vieillard avec des cheveux blancs et des fossettes creuses. Au même moment, la termitière, dans un fracas assourdissant, laissa apparaître une cavité profonde d’où sortit une voix glaciale. Elle prononça une seule fois cette phrase terrifiante : « Meterefna Jiijak Waali, gari, a faga[2] !».
Jiijak devenu brusquement vieux se précipita dans la cavité béante, comme happé par un souffle invisible et disparut dans la termitière, qui se referma comme par enchantement. Seul un morceau du petit tablier blanc que portait le fils de Waali resta en surface. Et ce fut le sauve-qui peut jusqu’au village au cri de : « Sabab a jega, i ndet ! Jiijak Waali a retaa[3] ! »
Le village fut plongé rapidement dans une atmosphère inhabituelle. Les habitants sortirent des cases et des concessions pour se rassembler lentement, en silence, à la Grand-Place, sous le baobab séculaire. Les gardiennes des traditions étaient déjà là, comme si elles étaient averties par on ne savait qui. Elles donnèrent l’ordre de se calmer, et surtout de ne pas crier ou pleurer, pour éviter un malheur au village. Il y eut ensuite un seul discours en une seule phrase. La vieille Siga NDIANG, la gardienne du temple qui avait interrogé le nouveau-né devenu Jiijak Waali, s’avança d’un pas lent mais sûr vers la foule encore sous le choc, un pigeon blanc entre les mains. Elle lâcha violemment l’oiseau qui ne tarda pas à disparaitre à l’horizon, accompagnant son geste d’un cri strident: Jiijaaaaak ! Puis elle déclama ceci: « o ga’a nga tig tig taxun[4] ! ».
Sur ces entrefaites, on entendit des pas sortant des broussailles, derrière la Grand-Place. Tout le monde se retourna. C’était Waali, le père de Jiijak. Il tenait entre ses mains le morceau d’étoffe qui affleurait de la termitière lorsque son fils disparut, à l’entrée du village. Il traversa la foule sans dire un seul mot. Il se dirigea vers sa concession, suivie de son épouse, Xemess Ndebaan JUUF, étouffant des sanglots.
L’ordre fut ensuite donné à chaque personne de regagner sa maison à reculons. Ce soir là, Retibamgar s’endormit dans la peur. Les enfants se blottirent dans les bras de leur mère. Les bruits des oiseaux nocturnes qui étaient presque familiers devenaient des sources de frayeur. La voix autoritaire sortie de la termitière, qui se referma sur Jiijak Waali transfiguré, et le cri strident de Siga NDIANG, lâchant le pigeon blanc, hantèrent pendant longtemps le sommeil des jeunes, témoins malgré eux, d’une scène défiant la logique humaine.
Depuis ce jour, à Retibamgar, un village du Sine, personne n’ose plus prononcer le nom de Jiijak Waali, surtout en passant devant la mystérieuse termitière qui, un soir d’hivernage, engloutit le fils de Waali Jiijak FAY et de Xemes Ndebaan JUUF, parce que des jeunes filles joyeuses, sur le chemin de retour des champs, avaient chanté, en toute innocence:
«Meterefna Jiijak a gara, Jiijak Waali a gara[5] ! ».
On raconte aujourd’hui encore, que certains soirs, Jiijak Waali revient faire un tour au village. D’autres prétendent l’avoir aperçu, tout de blanc vêtu, au sommet de la termitière couchée à l’entrée du village de Retibamgar…
(*) Promotion ENWP 1969, chetisall@yahoo.fr
[1] En sérère (approximatif) : « Maintenant Jiijak est arrivé : Bon Dieu Jiijak fils de Waali est arrivé ! »
[2] En sérère : « Maintenant, Jiijak, viens, c’est fini ! »
[3] En sérère : « C’est la catastrophe, partons, Jiijak est parti !»
[4] En sérère : « Toute chose a une cause ! »
[5] Idem note 1.
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