AMICALE DES ANCIENS DE L'ECOLE NORMALE WILLIAM PONTY

AMICALE DES ANCIENS DE L'ECOLE NORMALE WILLIAM PONTY

Première pluie - Par Fara SAMBE *

 

À ma très grande famille paysanne, ontrainte, chaque année à la psychose de la sécheresse...

 

Le bétail mourrait de soif. Le vieux bouvier Peul pleurait discrètement de devoir empiéter sur les règles d’honneur si strictes dans son monde. Depuis le retour de la transhumance annuelle, le fils aîné s’était emmuré dans la hutte, refusant de recevoir même ses frères de case, ceux avec qui il avait partagé la circoncision, le rite sacré de passage à l’âge adulte. Il était arrivé avec le troupeau familial à la période indiquée, comme chaque année depuis des décennies, des siècles même si on en croit les récits des griots de la famille. Mais à mesure que perdurait la sécheresse, l’inquiétude cédait le pas à l’angoisse, puis à l’impatience et au découragement.

 

Tant de semaines sans qu’une goutte n’eût chu des nuées qui pourtant passaient de loin en loin au-dessus du village de Thièly, puis poussées par un vent polisson venu de l’Est, se dissipaient en même temps que l’espoir sitôt né de la perspective des réjouissances fêtant les retrouvailles d’hivernage et le mariage tant attendu dans les deux familles liées par le sang et par l’histoire.

 

Depuis son retour avec le cheptel familial, Samba Sow vivait un exil intérieur, cherchant quelque échappatoire qu’il savait improbable. Sa promise depuis leur plus tendre enfance, bien qu’il soit son aîné de cinq saisons, Yama lui avait fait promettre d’abréger la si longue attente de leurs épousailles, dès son prochain retour du cycle nomade annuel. Lui-même avait compté les mois, les semaines et les jours, pour enfin pouvoir étancher le feu qui le brûlait devant toutes les femmes qui ne cessaient de lui jeter des œillades intéressées. Partout où il allait depuis que son buste s’était affermi et qu’un fin duvet lui poussait, on eût dit qu’il attirait le regard et la convoitise de celles de son âge, et même d’âges plus avancés, qui se rapprochaient de plus en plus jusqu’à le frôler parfois, faisant naître chez lui des frissons incontrôlables et qui le faisaient rougir.

 

Mais si la sécheresse persistait, il allait devoir renoncer aux noces devant sceller le serment noué par les deux familles. Et causer un tort incommensurable à sa douce fiancée au regard de serpent totem animé de lueurs de plus en plus enivrantes à mesure qu’elle grandissait et mûrissait.

 

Et Yama qui ne riait plus comme avant et comme le font habituellement les jeunes filles dans sa condition. Ses amies disaient qu’elle avait perdu l’appétit. Il pensa aussi qu’elle avait maigri, en voyant pendre plus bas à ses reins les rangées de perles qui sculptaient sa silhouette unique tant vantée par ses compagnons. Elle pâlissait, selon les griots impatients de paraître à la noce, au point qu’ils la comparaient par dérision à « une belle étoffe qui défraîchi sous le soleil, laissant regretter ce qui fut un ravissement pour le regard et pour l’âme ».

 

Il fallait décider, car le bétail devenait rachitique et les troupeaux s’amenuisaient. Les vaches sans lait perdaient chaque jour un peu de gras sur leurs flancs. Les quelques veaux nés en contre-saison avaient rendu l’âme quelques jours après la longue traversée qui avait conduit Samba Sow depuis les forêts encore debout du Sud dans le Kolda de leurs cousins peuls agriculteurs, jusqu’au Djolof emmuré dans la transhumance traditionnelle.

 

Mauvais présage : les chiens n’aboyaient plus. Repus de cadavres des bêtes qu’on jetait simplement dans la brousse non loin des concessions, ils ne gardaient plus les troupeaux qui n’en avaient pas besoin non plus. Drapé d'un silence de tombe, le village tout entier était plongé dans une torpeur semblable aux heures de deuil. La douleur de l’attente qui perdurait risquait de déboucher sur un désastre pareil à celui des années de triste mémoire, quand le cheptel avait été décimé de moitié par une rude sécheresse. Après tous les sacrifices qu’il avait fallu pour le reconstituer, le cycle reprenait de plus belle, de sorte que les bouviers avaient maintenant droit à des longues explications du phénomène appelé « changement climatique ». Comme si le climat ne changeait déjà pas assez avec les aléas dus aux feux de brousse qui ont fait disparaître la faune et les grands arbres si utiles pour la pharmacopée.

 

Il ne plut pas la semaine suivante, ni les jours suivants. Le père essuyait discrètement quelque larme, à chaque dernier râle d’une des bêtes. Lui qui en avait hérité d’un demi-millier, en comptait plus aujourd’hui moins d’une centaine. Très proche de chaque veau qu’il baptisait d’un nom affectueux, le vieux bouvier ne pouvait se résoudre non plus à sacrifier les plus faibles, comme le recommandait le vétérinaire impuissant devant la tragédie. Pire, une simple comptine lui indiquait qu’il ne pourrait tenir la promesse faite à son cousin. Marier son fils à celle qui lui était destinée depuis la naissance, cela supposait la mise en dot d’un cheptel conséquent, dont le nombre devait mesurer l’estime qu’il vouait au futur beau-père. Lequel en plus d’être un proche parent, n’était autre que le Thierno du village, le marabout qui les menait dans le chemin de Dieu, comme eux-mêmes gardaient les troupeaux contre les déperditions. Ce qu’il ne pouvait tolérer par-dessus tout, c’était de n’avoir pas été assez prévenant et d’être ainsi à l’origine de toute la honte qui ne manquerait pas de s’abattre sur son fils quand il se présenterait devant sa future belle-famille avec quelques têtes d’un bétail du reste si famélique. Sa fierté atavique risquait d’en prendre un coup si dur qu’il redoutait ses réactions face aux quolibets qui ne manqueraient pas. Il devait parler au Thierno.

 

* * *

 

Samba Sow avait transhumé sur près d’un millier de kilomètres. Il revenait chaque année à la même époque, après la longue saison sèche passée à la recherche de pâturages au centre du pays, jusqu’en décembre, puis de plus en plus loin jusqu’à la frontière avec la Guinée. Entre les voleurs de bétail, les bêtes sauvages et les conflits avec les agriculteurs sédentaires dont les animaux ravageaient souvent les cultures, il devait payer soit en nature, soit grâce à la vente d’une ou deux têtes. Puis c’est à la mauvaise saison qu’il avait fallu payer un lourd tribut : une ou deux bêtes par semaine, en commençant par les génisses qu’il préparait justement à leur première gestation. Son art acquis de façon empirique lui ayant appris que les vaches ont plus de chance de vêler dans les meilleures conditions lorsque la monte est conduite alors que l’herbe est haute, drue, et appétissante. Il n’y avait malheureusement pas un brin vert dans toute la contrée du Djolof légendaire.

 

Il fallait qu’il ait le courage d’aller voir Yama pour lui dire qu’ils devaient reporter leurs noces. Elle ne lui répondrait pas, parce que c’est ainsi que le dictait son éducation. Mais aurait-elle la force de résister à la pression face aux offres des gens venant de la ville avec des valises d’argent ? Et son père, le Thierno qui était chargé de tant de sollicitations pour sa famille élargie, l’école coranique et la mosquée, le pourra-t-il ?

 

Samba Sow se leva difficilement et sortit sous le soleil cuisant. Sentant sans doute sa présence, une vache meugla dans l’enclos. Il pressa le pas.

 

Les rites païens d’appel à la pluie n’y firent rien. Les prières organisées à la mosquée restaient vaines. Un vent sec et chaud persistait, souffletant régulièrement comme pour chasser les rares nuages dès qu’ils se formaient au loin. Les derniers veaux tardifs moururent; plusieurs vieilles vaches également. Les taureaux étaient devenus faméliques, les ovins indolents. Seuls les caprins gambadaient en broutant tout sur leur passage, y compris le chaume des huttes et, comble de malheur, même les cahiers des écoliers négligents.

 

Les greniers étaient vides depuis fort longtemps, puisqu’ils ne se remplissaient que grâce au troc du lait des vaches avec les cousins agriculteurs. Et depuis de nombreuses années, des commerçants avaient pris le relais dans tous les échanges. Ces derniers, qui n’étaient pas tenus par les liens de solidarité interfamiliale, ne prêtaient qu’aux riches. Au moment où la mauvaise saison rendait les éleveurs encore moins solvables. Il n’y avait nulle échappatoire.

 

Le village baignait dans une tristesse d’enterrement quand Samba Sow se retrouva à la devanture de la concession en banco renforcé que le Thierno avait héritée des ancêtres Almamys. Il la trouva plus encombrée que lors des trois fêtes musulmanes. La plupart des chefs de famille n’ayant d’autre recours que cet homme de Dieu. Qui pour se faire prêter quelques sous, qui pour du grain à moudre, qui pour des prières.

 

Samba Sow se faufila par une entrée dérobée donnant sur les champs en passant par l’enclos à bestiaux. Il se souvenait de ses incursions pour prendre des nouvelles au moment de l’excision de Yama. Sa promise dès la naissance et sa cadette de cinq années s’était remise trop lentement de ce rite, traumatisée et à jamais transformée, comme marquée d’une douleur contenue qui se lisait à une ride inhabituelle au milieu du front lisse, mais rebelle en diable contre cette pratique ancestrale.

 

« Je sais que tu n’es pas fautif, avait-elle lancé à Samba Sow qui avait tenté de lui faire comprendre qu’il était désolé.

 

« Mais ça perdure parce que…vous, les hommes, maintenez que la femme n’a pas le droit à une jouissance que vous jugez coupable … Et vous ne respectez que celles qui sont passées par la lame de rasoir.

« En tout cas, on ne touchera pas à ma fille, si j’en ai. Elle ne vivra pas ce que j’ai vécu. Ce n’est pas négociable… si tu veux m’épouser… »

 

Pour la première fois, il sourit à l’évocation de cette petite colère, la seule qu’il avait connue venant de la douce Yama. La messe avait été dite dès qu'elle avait atteint la classe de Cm2 et appris à dire ses vérités aux « castes » au-dessus de sa condition. Il avait dû promettre que « jamais…jamais. »

 

Il la fit appeler par les servantes en train de préparer du couscous, sans savoir qu’au même moment, son père s’entretenait avec le Thierno de sa situation. Une vache meugla dans l’enclos. Il s’en étonna et, par pur réflexe, jeta un coup d’œil au-delà de la barrière faite de tiges de mil entrecroisées.

 

Il comprit aux murmures des servantes riant de leur secret que Yama arrivait. Habillée d’un complet strict en tissu teint à l’indigo, elle trottinait sur ses jambes si frêles jusqu’aux cuisses qu’il devinait fortes et agréablement bien galbées. Combien de fois au cours des deux dernières années n’avait-il imaginé sa taille de sirène, ses seins qui avaient grossi mois après mois, son visage d’ange, ses yeux si caressants, ses lèvres lui murmurant des mots qu’on ne dit qu’à l’amant ?La nuit, il avait souvent été obligé de se coucher sur le ventre pour étouffer le feu qui irradiait de son nombril vers ses genoux. Alors, seul le souvenir de sa belle le maintenait loin des femmes qui lui ouvraient leurs bras partout où il passait, dans les marchés, aux champs, à l’entrée des petits bourgs traversés. Comme s’il avait été le seul homme à des lieues à la ronde.

 

Alors il imaginait des jeux amoureux avec Yama, en lui prêtant un corps sorti tout droit de son imagination, une silhouette de loutre à la peau luisante et ferme, un regard de chat et des mains surtout, d’énormes mains si douces qui parcouraient tout son corps le caressait jusque-là où personne ne l’avait jamais touché. Recroquevillé sur lui-même, il s’endormait alors rasséréné, en jurant que dès le retour du cycle nomade, il la ferait sienne.

 

Mais la mauvaise saison en décidait autrement.

 

Un large sourire illuminait pourtant le visage encore juvénile de Yama, effaçant même la raie au milieu du front. Son enthousiasme le surprit, puisqu’elle ne pouvait ignorer la situation.

« Ton père est à l’intérieur », dit-elle en tombant dans ses bras.

 

Un geste inhabituel, presque interdit, qui fit pourtant fondre toute la tension accumulée dans la tête et le cœur de Samba Sow. Il lui saisit les deux mains et l’obligea à le regarder. Elle baissait les yeux et, de nouveau reposa contre sa poitrine une tête menue aux tresses neuves dessinant d’artistiques arabesques.

 

« Ils vont nous marier en dépit de tout », dit-elle.

Il en resta abasourdi.

« Tu…tu as écouté aux portes ? »

 

Bien que submergé de bonheur, Samba Sow n’avait pu taire la voix de son éducation.

 

« Je n’ai pas eu besoin de le faire. Ils m’ont fait appeler. Apparemment, ton père…, mon… futur beau-père, était venu livrer tout ce qui restait de son troupeau, pour tenter quand même de conclure le mariage, tout en sachant que c’était insuffisant. Mon père a refusé et lui a dit qu’étant ton oncle paternel, il avait le droit et le devoir de participer à la dot. Alors, il a décidé de donner des bovins que ses neveux ont fait élever dans une ferme non loin de la capitale. Il lui a dit que l’honneur de la famille doit rester sauf et que de toute façon, le patrimoine resterait ainsi dans la famille. Il a simplement recommandé que tu ailles voir cette nouvelle forme d’élevage qui permet de sauver les bêtes de la sécheresse. Ils sont en train de préparer les dernières consultations pour les noces. »

 

Il lui sembla qu’un souffle d’air avait agréablement rafraîchi l’atmosphère. Il restait ébahi, sans un mot, savourant cet instant dont il n’avait plus osé rêver depuis son retour.

 

De nouveau une vache meugla. Samba Sow fut stupéfait de sentir une fraîche caresse à sa joue, qui l’amena à lever la tête. Quelques nuées se formaient vers l’est, qu’une légère brise charriait au-dessus du village de Thièly qui sembla s’éveiller de sa torpeur. Partout des voix commençaient à murmurer des litanies. Il comprit que toute la population remerciait le ciel par avance.

 

Une vache de nouveau meugla, suivie d’une autre, et d’une autre…

 

Quand les premières gouttes de pluies crépitaient sur les tôles des toitures, les deux futurs époux balançaient encore dans les bras l’un de l’autre.

 

Une vache meugla et le ciel ouvrit ses vannes. La terre renaîtrait.

 

(*) Fara Sambe est Pontin de la Promotion 1970. Cette nouvelle est ext;raite de son recueil, «Fleurs d’orage », publié aux « Nouvelles Éditions Numériques Africaines »

 

 



01/09/2020
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