Le naufrage de la «Perle du Golfe » - Par Amadou FALL *
«Manaba, Nord Muntuland - Le Ganada s’enfonce dans la tourmente. La recrudescence de la violence y est telle que, depuis une semaine, il n’est de jour sans qu’un village ne tombe sous la folie meurtrière de hordes barbares dont les chefs disent penser et agir pour la défense de l’islam et pour l’émancipation de cette partie septentrionale du pays.
Hier au crépuscule, des djihadistes lourdement armés, brandissant à leur tête un immense drapeau avec des inscriptions arabes blanches sur fond noir, ont mis à feu et à sang Babendam. Après leur passage, cette bourgade peuplée de musulmans à une cinquantaine de kilomètres de Manaba n’est plus que ruines et désolation.
Selon les témoignages recueillis auprès de quelques rescapés, les assaillants ont pris tout ce qu’ils pouvaient emporter : des marchandises et beaucoup d’argent volés dans les boutiques, mais également des jeunes filles dont le destin probable est de devenir des esclaves sexuelles ou d’être vendues comme telles.
A l’évidence, la religion est loin d’être le mobile et le dessein de ces assassins, pillards et violeurs. La plupart de leurs chefs ne connaissent aucune sourate du Coran ni ne savent quand et comment accomplir la prière, a-t-on appris...»
Il me fallait écrire vite, terminer rapidement ce premier article et l’envoyer par courriel, photos à l’appui, à la rédaction de L’Expansion, avant le bouclage du journal. J’en étais à mon baptême du feu, comme « reporter de guerre».
L’expression est sans doute grandiloquente.
Mais à dire vrai, le Muntuland était bien en guerre contre des ennemis extérieurs et intérieurs. Il avait ouvert un double front contre les Djihadistes d’Al-Qaida pour le Maghreb Islamique venus de beaucoup plus au nord et contre les pseudo-indépendantistes du Front de Libération du Ganada qui leur étaient inféodés. Dans la région du Ganada comme dans les pays voisins, ils n’avaient nul problème à recruter et à armer des bras jeunes et valides. Ils s’offraient à eux par milliers, les uns du fait d’un fanatisme atavique, le plus grand nombre parce que poussé par un désir tout aussi ardent de sortir d’une abominable misère. Quitte à tuer, voler et violer, sous l’emprise de « versets sataniques», renforcés par l’incontournable drogue fournie à volonté.
L’Expansion avait choisi son camp, celui de la République, de la défense de l’intégrité et de l’unité nationale, sans se départir de sa position critique quant à la manière dont le Muntuland était administré et géré, d’un régime à l’autre. J’avais ainsi donc été sorti de la routine des chiens écrasés, pour être l’envoyé spécial de L’Expansion au nord du pays. Avec pour point de chute Manaba, le chef-lieu de la région du Ganada, j’avais comme mission d’y être les yeux et les oreilles des lecteurs du journal, pour pas moins d’un mois. A cet effet, projeté sur le théâtre des opérations, avec un léger bagage et pour seules armes ma carte de presse, mon ordinateur portable et un smartphone qui me permettait de prendre d’excellentes photos, j’étais bien, quoi qu’on ait pu en dire, un reporter de guerre.
* * *
Tout avait commencé, très exactement, un 25 novembre au matin. Mandoumbé Sanogo, notre rédacteur en chef m’avait fait convoquer dans son bureau.
- Dis-moi, Raoul Colléa, Ça te dirait d’aller faire des relations quotidiennes et un grand reportage hors de la capitale, pour une trentaine de jours, tous frais payés? m’avait-il demandé à brûle pourpoint.
Je n’avais pas apprécié le ton sarcastique avec lequel il m’avait rabroué quand je lui avais proposé mon projet de papier sur «La trahison de Sabelle». Mais je ne suis pas rancunier pour un sou. Et c’était tout à mon avantage de quitter, pour quelque temps, Makobar et la routine des faits divers et entrer dans les arcanes professionnels et plus valorisants du grand reportage. Ce voyage serait, par ailleurs, un premier pas vers la réalisation de l’inextinguible rêve d’ailleurs qui m’habitait depuis toujours. J’avais ainsi donc donné mon accord, sans hésitation.
- Alors, prends tes dispositions et tiens-toi prêt. Tu embarques dans trois jours sur la «Perle du Golfe» pour Manaba. Nos lecteurs doivent être mieux éclairés sur la situation qui prévaut au nord. Raoul, nous comptons sur toi pour les édifier, de la manière la plus vivante et objective possible.
Il m’avait dit cela, après un perceptible souffle de soulagement, comme si je venais de lui enlever une douloureuse écharde du pied. J’appris plus tard que de nombreux autres confrères sollicités avant moi pour cette mission avaient tous décliné l’offre, certains sous les prétextes les plus saugrenus.
Ainsi allait le journal. L’on s’entredéchirait pour des voyages aux agréables goûts et senteurs de sinécure, dans les bagages d’un président ou d’un de ses ministres, et pour des villégiatures à l’invitation de tel pays développé ou émergent par l’entremise de son ambassade. Mais quand il s’agissait de reportages à la dure ou à haut risque, surtout dans l’hinterland profond, il n’y avait plus personne sur qui compter absolument. Ou presque.
Chantal Bata, mon épouse, n’avait du tout apprécié la décision que je venais de prendre. Elle se faisait mal au fait que nous allions devoir rester quatre longues semaines sans se toucher ni se voir. Mais encore les dangers auxquels j’allais être inévitablement confronté, là-bas, l’angoissaient terriblement. Elle me le fit sentir pendant les trois jours qui précédèrent mon départ, et plus tristement encore au moment des adieux, sur le quai de la gare maritime de Makobar, où la «Perle du Golfe» appareillait, un jour sur trois, pour le nord.
Je ne l’avais certainement pas convaincue en lui rappelant les risques inhérents à toute profession, et plus particulièrement à celle de journaliste-reporter. Je lui promis que j’allais faire preuve de la plus grande prudence partout où les nécessités du travail pourraient me conduire. Mais le sort en était jeté.
La «Perle du Golfe» était un ferry plutôt joli dans sa robe blanche aux parements sang et or, les couleurs de la République du Muntuland. Réputé stable sur fleuve comme sur mer, le navire faisait, sur le Lumbabuo, un cours d’eau intrépide prenant sa source sur des hauteurs lointaines, la jonction entre le nord du Muntuland et sa côte atlantique, sur le Golfe de Guinée. Il assurait ainsi, deux fois dans la semaine, la rotation entre Makobar et Manaba via le port de Ramota, plus à l’ouest sur la côte, à l’embouchure du fleuve.
Il transportait jusqu’à 350 passagers, les uns en cabine et le plus grand nombre en places assises sur le pont avant, avec chacune comme bagages deux grosses valises au plus. Sa soute avait une capacité d’environ trente tonnes de marchandises. L’espace réservé aux véhicules pouvait en accueillir 42 dont une dizaine de gros camions.
La «Perle du Golfe» comportait deux restaurants, l’un africain et l’autre européen, un bar, un night-club, un cinéma de 50 places, un salon de beauté, une boutique et une aire de jeux pour enfants.
On avait largué les amarres le 28 novembre à dix- huit heures, pour un voyage nocturne au terme duquel nous allions atteindre Manaba au petit matin. Il fut des plus agréables, sur une mer d’huile, la tête aux étoiles, visages et les narines sous d’euphorisants embruns. Il se poursuivit sur le Lumbabuo, dans la moiteur nocturne d’une dense forêt-galerie équatoriale cédant au fur et à mesure la place à une éparse brousse sahélienne.
Il n’y avait pas de moyen de transport plus adapté et confortable que ce bateau pour rallier les frontières maritimes et terrestres du Muntuland. Hormis quelques axes reliant les villes côtières, les routes intérieures étaient dans un piteux état. Parallèle au fleuve et à la grande route nationale, le rail de l’extraversion économique laissé par le colonisateur était rapidement tombé en décrépitude, et ne servait plus qu’à d’épisodiques convoyages de marchandises.
Dans la douillette « Perle du Golfe», l’on était bien loin des tracas routiers. Le bar et le nightclub n’avaient pas désempli de la nuit. Et à l’arrivée à Manaba, je n’avais qu’une seule chose dans ma tête lourde de sommeil : arriver au plus vite à l’hôtel Alhambra, récupérer la clé de ma chambre et payer ma dette au marchand de sable, avant de m’attaquer au travail.
Je n’avais pas tardé à le faire, en début d’après-midi, après un long somme réparateur et un délicieux déjeuner pris au Marigot, le typique restaurant de l’Alhambra, où tous les menus avaient le poisson d’eau douce comme base. J’avais, tout de suite après, appelé deux des contacts qu’il était convenu que je rencontre pour me mettre d’emblée dans le bain. L’un s’appelait Yacouba Zaidi et l’autre Blaise Kafindo.
Avec eux, je fis un premier tour de Manaba. Ils m’aidèrent dans les entretiens que j’eus avec ceux qui avaient fui les campagnes pour se réfugier en ville. Nous fîmes également une excursion, assez osée, le lendemain de mon arrivée, jusqu’à une centaine de kilomètres de Manaba. Je pus prendre, là-bas, une mesure de l’abomination subie par les populations décimées et les rescapés qui ont pu fuir ces lieux de damnation terrestre.
C’est au retour de ces premières investigations que, bouleversé par cette expérience d’une toute autre nature, j’avais rédigé mon premier envoi à la rédaction de L’Expansion. Je m’étais mis à l’aise sur un des moelleux fauteuils en cuir qui meublent le hall de l’Halambra, là où la connexion au réseau internet était la meilleure. Les premières lignes de ce récit sont l’attaque de mon premier article. J’y avais exposé toutes les informations factuelles que j’avais glanées, en ville comme sur le terrain. Pour conclure ce jet, je l’avais accompagné d’un commentaire à travers lequel je houspillai le pouvoir central et son armée, sans prendre de gants, dans l’unique but de les faire réagir, avant que le pourrissement de la situation au Ganada ne fût irrémédiable, que la gangrène ne s’étende par métastase sur le reste du pays, tel un cancer incurable.
* * *
« ...Fuyant la terreur, la mort et la désolation que les bandes armées sèment sur leur passage, de plus en plus d’agriculteurs et d’éleveurs désertent les campagnes pour venir chercher refuge ici, dans la ville de Manaba.
N’osant expulser ces fuyards que des citadins nantis traitent d’«encombrements humains», les autorités municipales les abandonnent à leur misère dans un caravansérail désaffecté et affreusement insalubre. Leur manque de considération et d’humanité envers ces hommes, ces femmes et leurs enfants est tout simplement indigne. Ils sont honteusement traités comme s’ils n’étaient point des Muntulandais à part entière.
Mais, en réalité, c’est le pouvoir central qui est responsable, au plus haut degré, du désastre que les bandits et renégats qui écument les campagnes du Ganada font vivre à ces malheureux.
Voilà des mois et des mois que les tueries et exactions dont ils sont victimes ont atteint leur paroxysme. Mais hormis d’oiseuses déclarations fortement médiatisées sur l’indivisibilité de la patrie, le plus petit doigt armé n’a encore été levé pour défendre son intégrité, et à plus forte raison apporter secours et protection à ces centaines de milliers de personnes abandonnées à elles-mêmes et qui s’interrogent sur la réalité de leur citoyenneté muntulandaise.
Elle est palpable. Je l’ai sentie. Elle est encore faible dans la capitale régionale ; mais elle s’intensifie dans ses bas-fonds, ses banlieues pauvres et plus fortement encore à l’intérieur du Ganada. La rancœur contre la puissance publique gronde sourdement sur ces terres brûlées que le sang des innocents baigne plus que la pluie dont les cieux sont devenus subitement avares, comme pour ajouter une malédiction à une autre. Une chose est sûre, si l’Etat n’envoie pas l’armée nationale prendre massivement position dans la région, se battre pied à pied contre ceux-là qui sont sur le point de ruiner les fondements de notre «commune volonté de vie commune», l’irrémédiable se produira, un chaos irréversible qui se traduira par le règne de l’arbitraire, de l’intolérance et de la barbarie sur tout le pays, du nord jusqu’au sud.
Est-il vrai, comme on tend à le penser et à le croire dans la région et même ailleurs au sud du pays, que notre armée n’est ni nationale ni républicaine, mais une armée de prébendiers, de pleutres et de planqués qui n’ont que le patriotisme du compte bancaire et du ventre ? Que les généraux et les autres officiers supérieurs ne restent dans leurs niches dorées que parce qu’ils sont grassement payés et presque tous à vie? Que la soldatesque se bouscule dans les casernes et les rangs, car si dehors c’est la misère, eux ont la solde et sont logés, nourris, blanchis, juste pour être impeccables dans leur tenue, jouer à la guéguerre entre eux, seconder la police et la gendarmerie pour casser de l’opposant et parader de temps à autre ? Que la situation au Ganada est le cadet de leurs soucis, et qu’ils menacent « Le Président» de lui ravir le pouvoir par la force, si jamais il prenait la décision de projeter massivement la troupe vers le nord ?
Je n’ose le croire. Dans tous les cas, il appartient à l’Etat et à l’armée de donner la preuve que les accusations à leur endroit sont sans fondement. En quoi faisant ? Tout bonnement en répondant à l’attente du citoyen ordinaire qui, qu’il soit du nord ou du sud, aspire à une sortie pérenne du mal-développement, dans la paix et la concorde d’une nation souveraine une et indivise. Il leur urge de prendre les décisions qui siéent et de poser les actes qui conviennent, avant qu’il ne soit trop tard... »
Ainsi avais-je donc ponctué ma première correspondance d’«envoyé spécial». C’est cette dénomination qui convenait. Loin des faits de société et légendes urbaines propres à la très grande ville auxquels j’étais habitué, sur cet autre terrain du réel brutal, je m’étais rapidement rendu compte, qu’en fait, de guerre il n’y avait point au Ganada. Ou pas encore. Les génocidaires étaient impunément en roue libre, puissamment armés face à de pauvres paysans sans défense.
Je reconnais, à travers ce qui précède, avoir quelque peu fait dans la provocation. C’était délibéré. Je voulais absolument faire réagir le pouvoir. Ainsi, les jours qui suivirent, mes envois gardèrent la même tonalité, dans le même dessein.
* * *
- Monsieur Colléa est demandé au téléphone...Un appel d’urgence de Makobar, susurra une douce voix féminine distillée à travers les espaces communs de l’Alhambra.
Quittant la table où j’étais en train de déjeuner, à l’ombre d’un parasol au bord de la piscine, j’allai rapidement prendre l’appel au lobby de l’hôtel. C’était Mandoumbé Sanogo qui était au bout du fil, pas loin d’une crise d’apoplexie, tant il devait être dans une colère noire.
- Raoul, tonna mon rédacteur en chef, sans même dire bonjour ou prendre de mes nouvelles, mais quelle mouche t’a piqué ? Voilà des jours que tu mets la République sens dessus-dessous. La publication de tes articles incendiaires contre l’Etat et l’armée nous vaut, depuis une semaine, une volée de bois vert des plus cinglantes. Nous ne t’avons pas censuré. Mais arrête donc ! Change de fusil d’épaule !
- Changer de fusil d’épaule, parce que la «puissance publique», comme tu as coutume de dire, ne blaire pas ma prose ? Tu n’y penses pas !, rétorquai-je. Si c’est cela, je préfère écourter ma mission et revenir à Makobar dare-dare. Mais depuis quand L’Expansion est-il aux ordres ? Sommes-nous subitement devenus pire qu’un média d’Etat ?
- Oh, ne monte pas si vite sur tes grands chevaux. Le journal n’est absolument pas aux ordres. Il est et demeure indépendant de l’Etat et de tous les pouvoirs. Mais il nous faut être réaliste. Nous croulons actuellement sous les charges internes et les dettes envers les fournisseurs. Si la puissance publique nous ferme le robinet de ses annonces institutionnelles, ses appels d’offres et autres, et fait pression sur le secteur privé pour qu’il nous sèvre d’insertions publicitaires, nous sommes foutus. Nous mettrons la clé sous le paillasson, car à lui tout seul, le maigre produit de la vente du journal ne nous permettra pas de tenir...
- Red’ Chef, je peux bien comprendre tout cela, mais cette cuisine-là n’est assurément pas la mienne. Je suis un journaliste professionnel et pas autre chose. Je ne peux pas faire autrement mon travail qu’en respectant ses règles éthiques et déontologiques. J’ai été envoyé ici pour être les yeux et les oreilles de nos lecteurs, de tous les Muntulandais par extension. Je m’efforce de leur donner satisfaction en partageant avec eux mon vécu sur le terrain, des informations fiables parce que puisées à bonnes sources, mais également mes commentaires nécessairement libres sur les ravages sanguinaires des Djihadistes et irrédentistes, sur les graves risques de déstabilisation et de destruction qu’ils font peser sur le Ganada et tout le Muntuland. Et sur la passivité coupable de l’Etat et de son armée qui n’a que trop duré. Ce dernier sujet peut déranger et offusquer les ploutocrates et leurs sbires haut-perchés dans leur tour d’ivoire. Mais c’est leur problème. Je place l’intérêt de la nation par-dessus tout!
- Un fait-diversier qui me parle de la sorte ! On aura tout vu et entendu, décidément !
- J’étais sans doute, jusqu’à une semaine, un simple folliculaire. Mais en acceptant cette mission que les autres journalistes soi-disant chevronnés sollicités ont tous refusée, je suis aujourd’hui plus que jamais convaincu que je leur suis supérieur d’un cran, au moins par le courage et l’engagement, et même intellectuellement.
- Intellectuellement ?
- Pour sûr ! Demande aux Ressources humaines de te faire le tableau synoptique des diplômes des journalistes de L’Expansion. Tu verras que personne d’autre que moi ne peut se targuer d’avoir atteint le niveau de la Maîtrise. Même toi...
Mandoumbé changea subitement de ton. Il se fit même aimable.
- Ecoute Raoul, me répondit-il plus calmement, nous ne doutons guère de tes qualités professionnelles et apprécions la qualité de tes papiers. C’est d’ailleurs grâce à eux nous avons considérablement augmenté nos ventes ces derniers jours. Je l’avoue. Ici à Makobar les gens se l’arrachent. Et suivant les remontées de ventes qui nous parviennent de la Messagerie, il en est de même dans les autres régions, et plus particulièrement au Ganada. Mais tu dois bien prendre en compte les considérations qui nous obligent à ménager la susceptibilité de la puissance publique. Mais au fond, si tes papiers peuvent la pousser à réagir, à faire intervenir l’armée, ce ne serait que justice. Les radios commencent à te faire écho dans ce sens. A y réfléchir, nous avons bien fait de t’avoir envoyé en éclaireur à ce qui n’est pas loin d’être un front. Ben bon... continue le boulot comme tu le sens, mais sois moins agressif et plus prudent...
Je ne promis rien, sinon la régularité dans mes envois, en m’assurant à chaque fois de l’exactitude des informations que je balancerai à la rédaction. Mais en restant plus que jamais libre de mes commentaires...
* * *
Les jours d’après furent plutôt ordinaires. Dans les campagnes ganadaises, les paysans qui étaient en plein dans les récoltes d’arachide et de coton, vaquaient à leurs occupations sans coup férir. C’était comme si ceux qui jusqu’alors faisaient de leur vie un enfer s’étaient subitement fondus dans la nature, avaient complètement disparu.
J’en faisais régulièrement cas dans mes relations à la rédaction. Et la question récurrente que je m’y posais, notamment, était de savoir si ce calme apparent n’était pas trompeur, si ce n’était pas le prélude à une très grosse tempête.
La presse avait soudainement afflué à Manaba. Tels des rapaces mus par leur instinct de prédateurs sentant le spectre funeste du sang des morts, les envoyés spéciaux des médias locaux mais également internationaux grouillaient dans la ville, avec pour point de ralliement l’Alhambra. Il était en fait le seul hôtel digne de cette appellation, de tous les réceptifs alentours.
Les bivouacs nocturnes qui rassemblaient la plupart, à «La Croix du sud», le bar américain juché au dernier étage de l’hôtel, étaient tels des conseils de guerre qui ne prenaient fin qu’au petit matin. Certains jouaient au plus fin, en faisant perler quelque bribes des informations qu’ils avaient pu recueillir auprès de sources plus ou moins sûres, se fiant aux réactions qu’elles suscitaient comme éléments de recoupement, d’infirmation, de confirmation ou d’appoint. D’autres qui n’osaient faire le moindre pas hors de la ville étaient preneurs de tout ce que pouvaient leur raconter des confrères on ne pouvait plus imaginatifs, volubiles et généreux en informations pourries, surtout quand leur esprit avait été complètement colonisé par l’alcool. Ceux-là faisaient ainsi leurs relations radiophoniques quotidiennes, en les illustrant d’entretiens lapidaires avec des sources douteuses apostrophées au détour d’un des couloirs de l’hôtel ou sur le trottoir de la rue passant devant.
L’information la plus sure et forcément la mieux partagée était que les troupes régulières étaient en branle-bas de combat. «Le Président», chef supérieur des armées de terre, de mer et de l’air, était enfin sorti de sa béate léthargie pour sonner la mobilisation générale et donner aux militaires l’ordre impératif d’aller au-devant de l’ennemi, de défendre la patrie en danger. Les généraux et autres officiers supérieurs des forces armées muntulandaises ainsi que leur Commandeur suprême voulaient, quoi qu’il leur en coutât, cesser d’être la risée de la planète entière, par presse interposée.
Les chefs rebelles et djihadistes étaient, comme tout le monde, bien au fait de ce qui se tramait contre eux. De fait, ils étaient en train de mettre à profit le temps de répit qu’ils avaient marqué, pour se préparer à la défense et à la contre-offensive, suivant des méthodes et tactiques de combat qui relèvent du banditisme et du terrorisme, aux antipodes de la guérilla des révolutionnaires historiques qui eux se battaient contre un pouvoir central inique, mais sans martyriser la population civile, leur propre peuple.
De l’autre côté républicain et patriotique du pays, les médias audiovisuels, publics comme privés, furent mis à contribution pour sublimer la fibre et l’élan nationalistes de la masse des Muntulandaises et des Muntulandais «véritables». Partout la levée des couleurs prit une dimension plus solennelle et grandiose que d’ordinaire.
Dans les casernes, la devise des armées, « Pour la patrie et l’honneur, la victoire ou la mort!», fut rafraichie et psalmodiée en toute circonstance, comme quand les consignes de comportements en temps de guerre étaient données. Plus d’ardeur et d’enthousiasme furent mis dans la préparation physique et mentale des conscrits. Aucun stratagème n’était de trop pour galvaniser les troupes en instance de départ pour le front nord.
Les jeunes soldats muntulandais étaient sans nul doute nombreux à être prêts à accepter de mourir pour l’intégrité de leur patrie et pour l’honneur national. Mais fallait-il au moins leur donner les moyens d’attaquer et de se défendre, de ne pas aller au combat comme on va à l’abattoir. Ils avaient le patriotisme et le courage requis, mais point l’équipement et les armes qui convenaient à l’accomplissement de leur redoutable mission : renforcer la défense de Manaba, dernier verrou sur la route vers la capitale que la coalition djihadistes-indépendantistes menaçait d’investir.
Les moyens à la disposition des armées muntulandaises découlaient, pour une bonne part, de rebuts et surplus européens et américains, récupérés et retapés par des intermédiaires occidentaux qui les revendaient à un Etat qui, officiellement, se targuait de ne commander et acheter que du neuf. C’était assurément sans compter avec les aiglefins nichés dans son circuit de passation de marchés. Donnant à des fournisseurs occidentaux complices la latitude de fourguer tout et n’importe quoi au gouvernement et à ses démembrements, à des prix incroyables, ils se servaient goulument au passage, au grand désastre du pays, de l’armée en particulier, dans la grave situation qui prévalait.
Ainsi, les vieux camions et chars de combat de l’armée de terre peinaient à avancer vers le lointain nord, sur des routes taraudées par les eaux et transformées en marmites de géant en de nombreux endroits. Certains tombaient en panne mécanique ou de carburant et étaient abandonnés sur le bas-côté, dans l’attente d’une hypothétique main réparatrice. Leurs conducteurs et passagers poursuivaient leur chemins en se serrant à leurs camarades, sur les autres véhicules en état de rouler, entremêlant leurs armes d’un autre âge, des fusils semi-automatiques MAS 49-56 à crosse de bois.
La logistique déployée par la marine et l’armée de l’air n’était pas non plus de première jeunesse. Ces deux corps n’avaient pu mettre dans le coup que trois vedettes de guerre et deux canonnières fluviales, l’un et six hélicoptères de combat, l’autre. La moitié de ces appareils avait été héritée de l’armée de l’ancien colonisateur, dans les premières années de l’accession du Muntuland à la souveraineté internationale.
En plein dans les trafics en tous genres dont le septentrion africain jusqu’aux confins du Sahel était le théâtre, rebelles et djihadistes avaient profité de la débâcle libyenne pour se faire abondamment servir en armes et munitions de guerre, à partir des immenses stocks en déshérence du colonel Kadhafi. Leur puissance de feu était comparable à celle que le Muntuland avait déplacée jusqu’au Ganada. Ils le prouvèrent dans les jours tragiques qui suivirent...
* * *
Dès après son arrivée à Manaba l’armée s’était rapidement déployée dans la cité. Elle avait pris position sur ses sites intérieurs les plus sensibles et vulnérables et placé des avant-postes aux entrées nord de la ville. L’Etat-major en campagne avait réquisitionné tout le premier étage de l’Halambra pour en faire son quartier général et son poste de commandement.
Du matin jusqu’à des heures indues, l’immense hall de l’hôtel ne désemplissait pas. Pêle-mêle, s’y bousculaient, dans un désordre indescriptible, militaires, fonctionnaires journalistes, touristes occidentaux en instance de fuir la région et clients ordinaires. Ce monde étaient infiltré par plein de curieux friands de potins à relayer par le téléphone arabe qui émettait à fond, mais surtout d’espions à la solde de l’ennemi.
- Raoul Colléa ! Alors mon Général, c’est donc d’ici que tu balances tes missiles sur notre armée!
On était dimanche, le deuxième depuis mon arrivée à Manaba, quand je fus bruyamment interpellé de la sorte. J’étais accoudé au zinc du bar de la piscine de l’Alhambra, en train de siroter un troisième Bitter lemon en compagnie de confrères imbibés jusqu’à l’os, comme à leur habitude. Ils étaient tout aussi surpris.
Mais le timbre de la voix qui me taquinait de la sorte, dans le dos, m’était plus que familier. Me retournant, je ne pus m’empêcher de me laisser aller à un tonitruant éclat de rire, en m’empressant d’aller aux devants de l’homme qui avait, un instant, focalisé l’attention de toute la compagnie sur sa personne et la mienne.
- Garde à vous, Commandant Gado! Repos ! enchaînai-je, en même temps qu’il s’exécutait, au grand étonnement de tous ceux qui étaient dans le voisinage.
Le capitaine Sangoulé Gado était plus qu’un ami, un frère. Nous avions vu le jour dans le même quartier, dans la Médina de Makobar. Nos parents étaient des amis intimes, autant que nous. Nous avions fait, ensemble, le même cursus scolaire, dans les mêmes classes, de l’école primaire au lycée. Après le baccalauréat, nous sommes tous deux partis en France, lui pour l’Ecole militaire de Saint-Cyr, moi pour des études de sociologie et de journalisme à Paris. Nous n’avions cessé de nous voir sur le sol français, quand les vacances nous le permettaient.
De retour au Muntuland, il avait intégré l’armée de terre et rapidement pris du galon. Moi, après deux années de galère, du fait de l’asphyxie du marché de l’emploi par une crise économique qui perdurait, je finis par trouver un poste mal rémunéré à L’Expansion, mais un boulot de journaliste quand même. La différence de statut n’avait en rien entaché notre amitié. Bien au contraire.
Mon ami et plus que frère Sangoulé avait lui, peu après son retour à Makobar, convolé en justes noces avec une de ses cousines, la belle et plantureuse Fanta Biya. Peu de temps après, elle se révéla sous son vrai jour, telle sa mère, une femme possessive, acariâtre, cupide et volage. Elle lui avait si durement mené la vie que la tentation du suicide l’avait effleuré un soir.
Il s’était de suite ressaisi, parce qu’un vrai soldat ne se suicide pas, il meurt les armes à la main, des suites d’une maladie ou par accident, ou en toute quiétude au soir d’une vie dignement remplie. Avec toute l’amitié dont je l’entourais, tout comme ses frères d’armes, il avait repris pleinement goût à la vie ; et il ne s’était plus départi de sa gouaille habituelle. Comme quand il vint se joindre à nous à l’improviste.
- Tu le sais bien Sangoulé, je ne fais que mon devoir de journaliste, comme toi tu fais le tien de militaire. Je parierais tout l’or du monde que tu étais bien occupé ailleurs, mais que, sans être désigné, tu t’es porté volontaire pour être à la tête d’un de ces régiments portés dans la région pour la défendre et la reconquérir, face au FROLIGA, à AQMI et leurs affidés.
- Tu as tout vrai, mon vieux frère. Mais que veux-tu, quand la patrie a besoin de nous, l’humble soldat que je suis ne saurait transiger. Plus est ça va me changer de Makobar, de ses bruits et odeurs, de ses furies et folies. Mais ici nous sommes dans un guêpier bien pire... me répondit-il.
- Un guêpier ?
- Ben oui ! Ils ont, sur ce terrain, plus d’armes que nous, sinon autant. Mais, fort heureusement, ils ne savent pas les utiliser correctement. Et nous avons, sur ces va-nu-pieds, l’avantage d’être des militaires formés ou formatés pour la guerre, en tout lieu et en toute circonstance, rassura-t-il.
On se promit de se revoir, toujours vivants et heureux de l’être. Il se retira comme il était venu, avec le sourire et sur un salut militaire des plus réglementaires.
* * *
Ce n’est pas pour rien que le colonisateur choisit de bâtir la ville de Manaba, juste à la confluence du Lumbabuo avec le Zambar, l’un venant de l’ouest et l’autre de l’est. Ils séparaient le nord du Muntuland quasiment en deux, de sorte que nul ne pouvait atteindre Makobar sans passer par le pont de Manaba, à moins de franchir ces deux cours d’eau à la nage ou d’emprunter les pirogues qui faisaient la navette entre leurs rives.
Pour arriver à leurs fins, les rebelles et les djihadistes qui avaient mis sous leur coupe l’arrière-pays confinant au désert, n’avaient d’autre alternative que la prise préalable de Manaba, le bris du verrou stratégique qu’il avait toujours été depuis les horreurs de la nuit coloniale. Comptant sur leur armement massif, l’effet de surprise et l’aveuglement fanatique de leurs troupes, ils avaient attaqué et tiré les premiers, le lundi à l’aube, peu après la prière musulmane du Fadjr.
Dans les lueurs opaques et blafardes du petit matin, les sentinelles qui étaient de garde aux différentes portes nord de la ville, attendant impatiemment la relève, virent dans le proche horizon une noria de pick-up remplis d’hommes enturbannés et armés jusqu’aux dents venant directement sur eux. Ils donnèrent instamment l’alerte au moment même où tonnaient les premières salves ennemies.
Le déroulement de la confrontation me fut narré, par ma principale source, mon ami et frère Sangoulé Gado. Loin de s’être embusqué, comme bien d’autres officiers et officiers supérieurs, il avait été, bien évidemment, aux avant-postes, à la pointe du combat.
Comme je l’avais, le plus fidèlement possible, relaté dans le papier étayé par de bouleversants témoignages que j’avais envoyé à la rédaction de L’Expansion, en fin de soirée, la bataille fut rude et sanglante.
Habitués à s’attaquer à des populations sans défense, les assaillants sortis de la brousse s’étaient aveuglément rués sur les portes de la ville, faisant crépiter leurs armes automatiques à tout-va. Leurs premiers tirs nourris fauchèrent des civils surpris dans leurs occupations matinales, et aussi des soldats à découvert.
La riposte s’organisa très vite. L’artillerie, par des tirs nourris, brisa net l’élan des assaillants. Pilonnées sans répit, des heures durant, par les hélicoptères de guerre arrivés en appoint, les hordes désemparèrent. Ce qui en restait fut obligé d’opérer un rapide repli, laissant derrière beaucoup de cadavres et des carcasses de véhicules carbonisées.
La coalition djihadistes-indépendantistes, avec les lourdes pertes ainsi subies, venait de perdre une épique bataille. Mais elle n’avait assurément pas encore perdu une guerre d’usure qui risquait d’être affreusement longue.
Elle n’allait pas tarder à se lancer dans des actions de représailles vengeresses contre des garnisons isolées, des autorités civiles de bourgs et de villages disséminés à travers la brousse, et des populations sans défense. Leur seul tort était d’être à portée de machette ou de fusil, des proies trop faciles à tuer et à dépouiller sans état d’âme, fallacieusement au nom de l’Islam et pour une cause indépendantiste des plus absurdes et irréalistes en des temps où personne ne voyait plus de salut sur terre hors des grands ensembles.
Alors que les soldats et leurs officiers d’encadrement direct pensaient leurs blessures et s’occupaient à mettre en bière les corps de leurs camarades tombés sur le champ d’honneur, les armes à la main, pour leur renvoi à Makobar, c’était la bamboula à l’Halambra. Jusque très tard dans la nuit, les bouchons de champagne n’avaient cessé de sauter dans tout le premier étage de l’hôtel, le quartier général d’où les officiers supérieurs et leurs aides de camp avaient pris part au ... combat acharné qui venait de se dérouler bien loin de là.
L’on festoyait également dans le reste de l’hôtel, chez les journalistes satisfaits de leur journée riche en événements à relater et chez les autres clients heureux du dénouement de la confrontation armée et de la délivrance, comme ailleurs en ville. L’on exultait partout, d’une joie débridée, parce que le pire avait été évité, que «l’armée nationale a mis la chienlit définitivement sous l’éteignoir », comme cela se disait.
Il n’en était évidemment rien. La menace restait là, plus présente et prégnante que jamais. Et les observateurs les plus avertis savaient pertinemment que l’armée muntulandaise, si professionnelle et vaillante qu’elle fût intrinsèquement, ne pouvait, à elle toute seule, venir à bout de cette hydre maléfique. Elle avait de tentaculaires ramifications dans tous les pays frontaliers au Muntuland.
Leurs États devaient impérativement se mettre en synergie contre ce fléau rampant. Mais leurs forces de dissuasion et de frappe ne suffiraient pas, même mises en commun. Il leur fallait nécessairement le renfort de puissances étrangères. Occidentales ou autres, qu’importe. Elles avaient toutes intérêt à intervenir pour éradiquer un mal qui, à partir de nombreuses sources, tendait à se répandre à travers la planète et frappait déjà l’Europe au cœur.
* * *
On était le 27 décembre, à trois jours de mon retour à Makobar, par la « Perle du Golfe», comme à l’arrivée. Manaba était en effervescence, toujours dans l’euphorie grisante de la mise en déroute de ses assaillants. L’atmosphère guillerette et bon enfant dans laquelle baignaient la ville et se habitants, toutes confessions religieuses confondues, relevait tout aussi bien de la fièvre hautement contagieuse des préparatifs des fêtes de fin d’année, comme il en avait été de même pour Noël et l’Aïd-el-kébir, par le fait d’une heureuse coïncidence, une semaine plus tôt.
Manaba était tout à sa joie de revivre, de renouer avec son mode et son rythme de vie d’avant, au va-et-vient de ses moments de peine ou de bonheur ordinaires, d’immuables instants œcuméniques de solidarité, de partage et de communion des cœurs et des esprits.
Les artères de la ville étaient, plus qu’à l’accoutumée, pavoisées aux couleurs sang et or de la Nation, comme pour signifier à ses ennemis intérieurs et extérieurs qu’elle était et resterait une et indivise. Des guirlandes scintillantes, aux mêmes couleurs et dans des tons vert et bleu, étaient accrochées aux lampadaires et, transversalement, au-dessus des avenues et rues les plus fréquentées. Cette débauche de couleurs et de lumières, mais également de sons dans laquelle baignait la cité, dans un éclat sans pareil à la tombée du jour, donnait un avant-goût de ce que les autorités et les populations manabaises voulaient ardemment que la fête du nouvel an fût : un inoubliable moment de joies festives et de bonheur partagé.
Anticipant sur tout cela, des adolescents faisaient, par intermittence, éclater d’assourdissants pétards et des feux d’artifice projetant dans le firmament des myriades de couleurs et d’étoiles évanescentes.
Soudain, une détonation beaucoup plus lourde et forte que le bruit de pétards se fit entendre. Elle fut quasi simultanément suivie d’une autre, de la même amplitude sonore. Le bruit des déflagrations qui secouaient si brutalement la ville, venait de plus loin sur le Lumbabuo. Ce n’était pas des poussières de lumières et d’étoiles qui irradiaient le ciel, mais de longues gerbes de flammes couronnées d’énormes volutes de fumée noire dont l’âcre odeur parvenait jusqu’en ville.
Les sirènes du port tonnèrent en écho aux explosions sur le fleuve. Leur beuglement rauque et sinistre à vous glacer le sang fit instamment comprendre qu’une catastrophe venait de s’y produire. La « Perle du Golfe», seul navire à avoir levé l’ancre de toute l’après-midi, en était vraisemblablement l’objet.
Le ferry avait appareillé, deux heures auparavant, au crépuscule. Il avait en priorité à son bord des blessés des récents affrontements qui devaient impérativement aller recevoir de meilleurs soins dans les hôpitaux de la capitale. Y étaient en bonne place des commerçants et commerçantes qui, malgré la tension ambiante avaient fait de bonnes affaires et s’en retournaient à Makobar avec plein de produits du cru à écouler profitablement. Tout comme des touristes occidentaux enfin libres de quitter le Ganada et de prendre le premier avion en partance pour leurs pays, sitôt arrivés à Makobar. Et de nombreux Muntulandais qui, jeunes et moins jeunes, n’entendaient pas passer les réveillons nulle part ailleurs que dans la trépidante capitale.
Sitôt l’alerte donnée, les secours s’organisèrent rapidement. Les vedettes de l’armée furent mises à contribution en complément aux embarcations des pompiers fluviaux. Me prévalant de ma qualité de journaliste envoyé spécial dans la région pour couvrir tous les événements du moment, mais profitant surtout de ma proximité avec le capitaine Sangoulé Gado, je pus embarquer à ses côtés, pour me rendre sur les lieux où ce qui était supposé être un accident s’était produit.
La scène était apocalyptique.
Le navire dont la poupe était éventrée par les deux explosions qui s’étaient vraisemblablement produites dans sa soute était à moitié enfoncé dans les profondeurs boueuses du fleuve. Etaient restés prisonniers dans ses cabines, de nombreux passagers, surpris dans leur sommeil ou en état de veille, condamnés à une morts des plus atroces.
La proue du bateau, ou ce qui en restait, était un amas tourmenté de fer, d’acier et de bois. Tenant quasiment à la verticale, le ferry sombrait inexorablement. En fusaient d’insoutenables pleurs et cris de détresse, les appels à l’aide des blessés et les râles de personnes que la vie quittait douloureusement.
Tout autour, des rescapés se battaient contre la mort, dans les froides eaux du fleuve, entre des cadavres flottant ventre en l’air. Des restes humains horriblement déchiquetés, et des colis éclatés se dispersaient sous le vent…
Par d’incessantes rotations tous ceux qui pouvaient être sauvés des eaux et de l’intérieur du ferry le furent. L’évacuation des blessés les plus graves fut diligentée par hélicoptère sur le Grand Hôpital Général de Makobar. Les autres qui étaient en danger moindre furent rapidement acheminés vers les centres de santé locaux.
* * *
La destruction explosive de la «Perle du Golfe» s’était soldée par une terrible hécatombe. Jamais pareil désastre avec autant de morts en une fois, n’avait aussi profondément atteint et meurtri le Muntuland dans sa chair. Le dernier bilan établi faisait état de cinq cents morts et de cent blessés, sur un bateau optimisé pour ne recevoir que trois cent cinquante passagers. Il était en surcapacité, comme c’était toujours et encore le cas dans presque tous les moyens de transport public africains.
« ... Mais le fond du drame est que c’est le monstre qui a sournoisement frappé. L’hydre maléfique vient de se venger de sa récente défaite cuisante sur d’innocentes victimes en usant de l’arme des lâches : l’attentat aveugle.
«La vérité indéniable est là : les djihadistes-indépendantistes n’ont ni le courage ni la dignité de se battre à la régulière. Ils ont poignardé dans le dos toute une nation. Ils ne sont, tout compte fait, que des terroristes de la pire espèce. Des semeurs de violences, d’atrocités et de morts qu’il faut empêcher d’entraîner toute la région sahélienne dans des abysses cataclysmiques».
Ainsi avais-je conclu le dernier article ponctuant tristement ma mission au Ganada. Sitôt balancé, j’avais cherché à joindre Chantal, mon épouse. Comme à mon habitude, je lui relatai tout ce qui venait de se passer, dans cette terrible après-midi, mais sans faire cas des détails macabres qui me secouaient encore. Il se faisait tard. Apparemment personne n’était encore au courant du grand malheur qui venait de se produire.
Les autorités ont cru devoir garder le silence la dessus, «jusqu’à plus ample informé», selon la formule officielle. Le gens ordinaires ne surent finalement tout ce qui s’était passé ce soir-là, qu’en lisant les informations détaillées de L’Expansion du lendemain, largement reprises, commentées et amplifiées par les radios...
(*) Papa dit Amadou Fall, dit Bour, est de la Promotion 1970. Cette nouvelle est extraite de son recueil « Il était une fois au Muntuland» publié chez Edilivre en 2017.
A découvrir aussi
- La numération en langue nationale- Par Cheikh FALL *
- Jiijak Waali, l’homme-termitière- Par Cheikh Tidiane SALL *
- Première pluie - Par Fara SAMBE *
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 94 autres membres