AMICALE DES ANCIENS DE L'ECOLE NORMALE WILLIAM PONTY

AMICALE DES ANCIENS DE L'ECOLE NORMALE WILLIAM PONTY

Nuits de peur à Makobar - Par Amadou FALL *

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Quand les grosses chaleurs s’installaient, durant la saison pluvieuse, avec une pointe absolue en septembre-octobre, les Makobarais et les Muntulandais de l’intérieur qui jouissaient du privilège d’avoir accès à l’électricité, faisaient tourner à fond leurs climatiseurs, ventilateurs et réfrigérateurs. Sur le moment, ils ne prêtaient point attention à leur consommation qui montait en flèche. Ils n’en râlaient pas moins à la réception et au paiement de factures plus salées que d’ordinaire. Bon nombre jurait qu’il y avait tromperie sur la marchandise, que la Compagnie Muntulandaise d’Electricité prétextait l’accroissement de la demande par les fortes chaleurs pour les gruger.

 

Cela n’était ni totalement vrai, ni totalement faux.

 

La Muntelec se faisait certes payer au prix fort le courant dont elle détenait le monopole de la production et de la distribution. Mais ce produit devenu vital aurait coûté beaucoup plus cher aux Muntulandais, n’eussent été les fortes subventions que, d’un régime à l’autre, la puissance publique dégageait pour tant soit peu alléger son poids sur le panier de la ménagère, et surtout endiguer d’éventuelles « révoltes de l’électricité», comme il y en eut ailleurs  autour du pain.

 

L’énergie était d’autant plus onéreuse qu’elle se produisait par le brûlage,  à longueur d’année, de millions de tonnes d’hydrocarbure importées à grands frais. Et le rendement obtenu était loin des meilleurs, par le fait de chaudières et de turbines obsolètes, des vestiges de la colonisation quotidiennement rafistolés, et d’un réseau de transport et de distribution tout aussi vieillot et  défaillant.

 

A l’image mythique des Danaïdes condamnées à remplir un tonneau sans fond, une bonne partie de ce que la Muntelec peinait à produire se perdait à travers les nombreuses failles de son système. La compensation étatique était loin de suffire pour établir un impossible équilibre. Le Muntulandais se voyait imposer un surcroît d’effort au dessus des capacités financières du commun des ménages du pays. 

 

Mais pour ces gens sortis à grands fracas des ténèbres de l’âge ancien, l’électricité était devenue une denrée essentielle et indispensable, pour travailler, s’informer, se distraire, s’éclairer et soutenir les lourdes chaleurs tropicales. Il leur fallait assurément en disposer le plus possible, en tout lieu et à tout moment, pour être moderne même  si cela leur brûlait les poches.

 

Paradoxalement, il ne faisait plus l’ombre d’un doute dans l’esprit de ceux  nombreux parmi eux qui étaient bien au fait des remous et convulsions du monde : la « modernité»  était la cause de l’aggravation des grosses chaleurs qui les insupportaient chaque jour davantage, comme des perturbations tout aussi désagréables déplorées ailleurs. Si les neiges s’étaient mises à fondre aux lointains pôles, si les saisons étaient chamboulées partout, si les inondations étaient catastrophiques et si la canicule était plus rude en Afrique que par le passé, ce ne pouvait être que par la faute des bouleversements climatiques induits par le réchauffement de la terre par les gaz à effet de serre résultant de la consommation abusive d’énergie fossile par les industries, les transports et tous les outils qui sous-tendent la croissance à tout prix, la «modernité» à outrance.

 

Les pays africains n’avaient, en tout état de cause, pas toute la solution du problème. Mais ils pouvaient se prévaloir d’une part significative.

 

Pour le Muntuland en particulier, elle était dans la valorisation de ses formidables potentialités énergétiques en friche : un soleil radieux à longueur d’année, des vents capables de soulever des montagnes et un intrépide fleuve, le Lumbabuo. Mais rien de tout cela n’avait encore été exploité pour la production d’une énergie alternative renouvelable, pérenne, propre et suffisante pour les besoins économiques et sociaux du pays.

 

L’on était pourtant conscient qu’il était plus que temps de franchir le Rubicon. Mais, au delà de la volonté politique affichée, les fonds manquaient le plus. L’Etat muntulandais peinait à payer ses dettes envers les bailleurs de fonds bilatéraux et multilatéraux, des emprunts contractés à des taux qui frisaient l’usure. Or, plutôt que d’être investis dans le développement réel, ces fonds avaient pour une bonne part pris les chemins de traverse, détournés au bénéfice d’égoïstes intérêts privés. Ainsi, dans le domaine de l’électricité, comme dans bien d’autres, on continuait à faire avec l’existant, quitte à l’user jusqu’à la corde, avec tous les risques de stagnation, de régression, de ruptures et d’accidents catastrophiques inhérents à cette indigence.

 

Le pire pouvait survenir à tout moment. Comme lors de cet hivernage resté de triste mémoire.

 

*  *  *

 

Une chaleur infernale étouffait Makobar. C’était en fin septembre, un dimanche soir. Plus qu’en semaine, la capitale ronronnait, vrombissait et tonitruait de partout, tout le week-end, dès le vendredi après-midi. Les conditionneurs et brasseurs d’air tournaient à plein régime dans toutes les demeures, des plus cossues de la Haute ville jusqu’aux mansardes des lointaines banlieues. Dans une débauche sonore partie pour ne baisser d’intensité que le lundi au petit matin, la musique mise à fond dans les boîtes de nuit, cabarets, bars, restaurants légaux et clandestins, débordait pour venir accentuer l’effervescence entretenue dehors par une foule de noctambules cherchant de la fraîcheur sur les places publiques, avenues et rues abondamment éclairées, loin de la fournaise des chambres.

 

Soudain, tout s’arrêta. Plus aucun bruit. Le silence total. La nuit complète. Les lumières de la ville s’étaient abruptement éteintes, dans les maisons, au dehors et dans les endroits de plaisirs nocturnes qui, quelques instants plus tôt,  battaient son plein.

 

Encore une coupure de courant ! maugréa Marouba Dongue, irrité par l’extinction de sa télévision, juste au moment où l’épisode de la série américaine qu’il suivait tous les dimanches soir, «Les Experts Manhattan», était proche de son dénouement. Il avait un instant pensé que c’est lui-même qui avait par mégarde appuyé sur la touche arrêt de la télécommande. Il s’était vite ravisé, en  voyant que le lustre qui éclairait le salon s’était éteint en même temps que le petit écran et le climatiseur qui lui apportait un bienfaisant souffle de fraîcheur.

 

Marouba ne quitta pas le douillet  canapé dans lequel il s’était vautré, depuis le début de la soirée. Cadre de banque, il était fraîchement marié à  Penda Marra, une hôtesse de l’air qui était de service ce soir-là, comme toutes les fins de semaines, entre Makobar et quelques capitales européennes. Novice et fidèle en amour, il avait pris le pli de ronger son frein, face à la petite lucarne ouverte sur le monde, jusqu’à en tomber de sommeil, à ses heures de morne solitude, comme Pénélope attendant patiemment Ulysse.

 

Ainsi rendu plus seul encore, il pestait de plus belle contre la Muntelec, comme tous les Muntulandais, à chaque fois que pareil incident survenait. C’était de plus en plus le cas, avec la surchauffe de la demande. Mais la situation revenait toujours à la normale, après une ou deux heures d’attente qui paraissaient à tous une éternité. C’est ce qu’espérait Marouba déjà en nage dans la moiteur de la pièce noyée dans les ténèbres.

 

A tâtons, il trouva sur la table basse devant lui  son  briquet et son paquet de cigarettes blondes. Il en alluma une et se leva. La petite lueur lui permit de mieux se situer. Il alla vers la porte du balcon donnant sur la rue. Il l’ouvrit et s’accouda à la balustrade en aluminium. Son appartement était au premier étage d’un immeuble sis sur l’Avenue de la Libération qui séparait la Haute ville des quartiers plutôt traditionnels mais qui se modernisaient au fil du temps. L’air du dehors qui lui fouetta le visage était bien plus respirable.

 

En bas, les gens ne semblaient pas trop s’en faire. Avec ou sans électricité, durant l’hivernage, la plupart restait à l’extérieur jusqu’à des heures indues. Ils fuyaient de la sorte des maisons et des chambres étroites transformées en d’invivables fournaises par la rémanence nocturne de la chaleur qu’elles concentraient toute la journée, telles des batteries d’accumulateurs. Peu leur importait qu’il y eût ou non de l’électricité dans le réseau, en ces heures-là.

 

Les boutiquiers et tabliers, toujours actifs malgré l’heure tardive, continuaient de vaquer à leurs affaires en s’éclairant, à qui mieux mieux, avec des lampes électriques rechargeables, des lampes à pétrole, à gaz, ou à la bougie. Par endroit, on entendait pétarader le moteur de groupes électrogènes du côté des restaurants, hôtels et boîtes parés pour ne pas décevoir leurs clients et tiroirs caisses. Des particuliers, lassés de subir les infidélités de la Muntelec, s’étaient également équipés en conséquence.

 

L’attente commençait à durer plus que d’habitude. Marouba ramassa son briquet et ses cigarettes et sortit prendre les escaliers jusqu’au au toit de l’immeuble, cinq étages au-dessus de son appartement. De ce perchoir d’où il avait une vue circulaire sur la ville plate et étalée, il eut la pleine mesure de la rupture de courant.

 

Makobar était quasiment dans les ténèbres. Les lampes de secours dont les batteries avaient épuisé leur charge s’étaient visiblement presque toutes éteintes, les unes après les autres. Il n’y avait  pratiquement plus de lumière dans les échoppes et autres places qui avaient fini par baisser rideau. Le ronronnement de quelques groupes électrogènes domestiques se faisait encore entendre çà et là...

 

Vers les coups de quatre heures du matin, seules les lumières du Palais présidentiel, du Grand Hôpital Général, de l’Office de Radiodiffusion et de Télévision du Muntuland, de l’Aéroport international Patrice Lumbumba et du Port autonome de Makobar perçaient la nuit qui se mourrait. Ces lieux officiels et stratégiques étaient, depuis des années, équipés de puissants générateurs électriques qui leur conféraient une large autonomie, en cas de coup dur.

Ne pouvant plus continuer d’attendre la fée électricité qui se faisait trop désirer, Marouba Dongue redescendit les escaliers pour retourner à ses pénates. Il tombait de sommeil. Il s’endormit, sitôt dans son lit. Entrant dans la chambre par la fenêtre qu’il avait laissée béante, un petit vent frais comme il en souffle à l’approche du petit matin, avait eu sur lui un effet des plus soporifiques.

 

*  *  *

 

Marouba se leva en sursaut, en sentant la morsure du soleil sur sa peau. Il se frotta les yeux, regarda par la fenêtre et s’aperçut qu’il faisait déjà jour. L’alarme de son téléphone cellulaire qui le réveillait tous les matins n’avait pas sonné pour le sortir du profond sommeil dans lequel l’avait plongé les fatigues de la longue nuit de veille qu’il venait de passer. La batterie de l’appareil était à plat, hors service.

 

Le jeune cadre risquait d’arriver en retard au bureau. Ce qui n’était guère apprécié par ses patrons de la Banque Muntulandaise pour l’Agriculture et le Commerce. Aussi expédia-t-il sa toilette matinale, s’habilla à la hâte, prit un café sur le pouce, descendit en trombe prendre son véhicule. Il démarra sur les chapeaux de roues.

 

Occupant tout le rez-de-chaussée et les deux premiers niveaux supérieurs d’un building construit au siècle dernier mais bien plus solide et entretenu que de plus récents, la BMAC donnait sur la Place des Grands Hommes. Elle n’était pas très éloignée de l’Avenue de la Libération, en passant par le Boulevard Central. Mais Marouba mit encore plus de temps que d’habitude à arriver à destination.

 

« Je ne suis pas le seul à m’être levé du pied  gauche»,  se dit-il à la vue de l’intensité de la circulation qui donnait l’impression que personne ne s’était en définitive réveillé à l’heure. Sans doute. Mais l’embouteillage monstre qui ralentissait le mouvement des véhicules était également dû au fait qu’aucun feu tricolore ne fonctionnait dans toute la ville. L’indiscipline caractérielle des Muntulandais au volant, et pas seulement, faisait le reste du  charivari  qui allait mettre les travailleurs encore plus en  retard.

 

Le pire de la situation était que l’électricité n’était revenue nulle part.  Pour la sécurité de son personnel  mais surtout des énormes masses d’argent qui s’y brassaient et s’y conservaient,  la  BMAC  était un bunker  dans lequel l’on ne pouvait évoluer que dans un air fortement conditionné, dans ses bureaux, couloirs, halls et sous-sols. Faute d’électricité pour faire tourner la climatisation  centrale les lieux se transformaient, au  fil des minutes, en une invivable étuve, ajoutant à l’énervement des clients obligés d’attendre de longs moments dans la fournaise avant de pouvoir se faire servir.

 

Le système informatique de la banque étant hors service, l’enregistrement des dépôts, le paiement de chèques et autres opérations à vue se faisaient fastidieusement à l’ancienne, manuellement, à partir des listings reportant la situation de la veille, à la fermeture des caisses. Les transactions sur l’étranger étaient interrompues depuis la nuit. Dehors, les guichets automatiques étaient aveugles ...

 

Dans le hall de la banque, les gens étaient au comble de l’irritation, certains en raison de la longue attente à laquelle ils étaient obligés de se plier,  d’autres parce qu’ils ne pouvaient réaliser les opérations pour lesquelles ils étaient là depuis le matin. Les téléphones portables étaient torturés en vain. La plupart n’avait plus de charge. Il ne servait d’ailleurs plus à rien de les tripatouiller car aucun réseau téléphonique n’était  disponible.

 

Quasiment toutes les entreprises et administrations étaient logées à la même sombre enseigne que la BMAC, midi passé. L’électricité n’était toujours pas au rendez-vous. Les structures disposant de groupes électrogènes fonctionnels ne pouvaient plus continuer à les faire tourner. Leurs réserves de carburant s’étaient épuisées et elles ne pouvaient plus les réapprovisionner,  les pompes des stations-services étant presque toutes ... électriques !

 

Celles qui  avaient encore en service une pompe à bras, vestige d’une époque pas si lointaine que cela, se comptaient sur les doigts d’une seule main. Elles étaient assiégées par des automobilistes au bord de la panne sèche. Leurs véhicules y formaient des queues d’une longueur qui dépassait l’entendement.

 

De violentes bagarres éclataient de temps à autres dans les rangs. Dans  cette ambiance délétère devenant de plus en plus tendue au fil d’insoutenables heures d’attente, il fallait être de glace pour ne pas sortir de ses gonds, péter les plombs ou se défouler sur quelqu’un, à la moindre étincelle d’irritation ou de colère,  la chaleur exacerbant les egos.

 

Dix-huit heures passées. II n’y avait plus une larme de carburant dans Makobar. A tout le moins dans les quelques  essenceries qui, techniquement, étaient jusque-là en mesure d’en distribuer. Les gens furent nombreux à être contraints  de laisser leur véhicule dans la Haute ville ou alentours, en des lieux qui pouvaient ne pas être très sûrs.

 

Pour rentrer chez eux, les  uns se bousculaient dans les rares moyens de transport en commun qui circulaient encore et dont les tarifs avaient été substantiellement augmentés par la force implacable de la loi du marché. D’autres firent plus tranquillement à pied le chemin  du retour.

 

Marouba n’était pas dans l’une ou l’autre situation. Il ne vivait pas loin de son lieu de travail et le réservoir de son véhicule était plein en permanence, sinon aux trois-quarts. Il en avait fait un point d’honneur.

 

Mais le banquier en devenir n’en était pas moins très inquiet quant à la suite des événements. Il ne lui échappait pas que le marché noir n’allait pas tarder à prendre forme et à s’organiser dans et autour des stations-services.

 

Dans le soir tombant qui se couvrit rapidement du noir manteau complice de la nuit, l’essence et le gasoil qu’elles avaient dans leurs citernes enfouies sous terre, étaient siphonnés et placés en des lieux tenus secret. Ils allaient être vendus au quintuple de leurs prix réels, voire plus, hors de tout contrôle, en ces moments qui commençaient à être chaotiques.

 

Les spéculateurs savaient qu’ils pouvaient tirer le meilleur parti de la situation, comme trois semaines plus tôt, quand le Muntuland avait failli être privé d’un trimestre de consommation en hydrocarbures importés. La Compagnie Panafricaine d’Approvisionnement et de Raffinage n’avait pas été financièrement à même d’honorer la facture y afférente auprès d’un grand trader international qui s’était arrogé le monopole de son avitaillement. 

 

A la décharge de la COPAR, ses principaux clients -  les distributeurs  privés, mais surtout la Muntelec - ne s’étaient pas non plus acquittés des arriérés dont ils lui étaient redevables. Il en avait résulté deux journées de pénurie de carburant et de flottement. Les spéculateurs avaient réussi à faire leur beurre sur le dos des Muntulandais.

 

Mais Il n’y avait alors pas eu de panne générale d’électricité. En attendant que passât la tempête, la Muntelec avait, comme en de pareilles situations, usé de ses réserves et joué à fond la carte du délestage, consistant à couper volontairement le courant, des heures durant, à une zone sur trois, mais en épargnant les secteurs prioritaires ou stratégiques, tels le palais présidentiel et l’aéroport international. Il en était autrement, en la situation toute différente qui prévalait.

 

Arrivé chez lui, Marouba était au comble de l’énervement, mais quand même heureux d’avoir pu rentrer sans trop d’encombre. Il jeta un œil distrait sur sa montre, en sortant de son véhicule.  Il était dix-neuf  heures quarante-sept minutes. Cela faisait pas moins de vingt heures que Makobar et son hinterland étaient sevrés d’électricité, sans que la moindre explication ne fût donnée à la population.

 

Toute la journée, les rumeurs les plus fantasques avaient couru. Certaines disaient que des terroristes islamistes s’étaient, la veille, nuitamment introduits dans les deux grandes centrales de Muntelec et les auraient piégées après les avoir brutalement mises à l’arrêt. D’autres croyaient savoir que la Muntelec qui était toujours en mauvais termes avec ses fournisseurs traditionnels, s’étaient fait fourguer, par des arnaqueurs, un fioul de très mauvaise qualité  qui avait bousillé toutes ses machines. Et qu’il n’y avait, sur place, ni les pièces de rechange ni les compétences pour les réparer et les remettre en marche.

 

Les chaînes audiovisuelles et les portails internet privés étaient tous hors circuit, faute d’électricité. L’Office de Radiodiffusion et de Télévision du Muntuland qui en disposait encore continuait d’émettre, mais pour un temps compté, de toute évidence. L’ORTM était ainsi donc le seul média à même de porter l’information, bonne ou mauvaise, le plus loin possible, non par la petite lucarne, mais  par les ondes radiophoniques, par le canal des transistors à piles.

 

L’explication enfin donnée, à l’ouverture du journal parlé de vingt heures, était que la Muntelec était prise en otage, non pas par des terroristes, mais par ses propres employés, par la force de son puissant et redoutable syndicat, le Syndicat Muntulandais des Travailleurs de l’Electricité. Des commandos organisés par la SYMUTE avait saboté les transformateurs de ses centrales qui avaient simultanément disjoncté au moment où  les manettes avaient été actionnées pour leur montée en puissance. Le syndicat avait agi de la sorte, en réaction au dilatoire de la direction générale de la Muntelec face aux «revendications majeures» qu’il portait : augmentation des salaires indiciaires, relèvement des primes de fonction et de risque, octroi d’une indemnité de logement sans discrimination catégorielle, gratuité totale de l’électricité pour tous les employés !

 

- Des sous, toujours plus de sous et des prébendes à n’en plus finir. Mais jamais tout l’engagement et le travail idoines pour mériter les augmentations et avantages réclamés et très souvent obtenus par le chantage. Nous les Muntulandais nous sommes tous les mêmes, des gens qui veulent tout avoir, le beurre, l’argent du beurre et la bergère, avec le minimum d’effort. Les gars de la Muntelec sont parmi les travailleurs les mieux lotis du pays, avec les gros salaires qu’ils perçoivent et les incroyables avantages qui vont avec ; mais ils font partie des moins performants, à en juger quantitativement et qualitativement par les piteux services qu’ils nous rendent. De grands enfants ! Les jouets entre leurs mains sont certes vieillots, mais ils n’ont absolument pas le droit de les casser pour nous mettre dans la situation que voilà. Bien au contraire. A cause de comportements aussi égoïstes et irresponsables, et qui sont malheureusement légion, ce pays court le risque de ne pouvoir jamais se développer ! Vous n’avez pas le droit de les laisser  faire !

 

Ainsi soliloquait rageusement Marouba, en prenant son dîner dans la pénombre du salon, l’oreille collée au poste.  Il apostrophait  Sanokho Dianka, le ministre de l’Energie et des Mines et son collègue de la Sécurité intérieure,   Bamba Lobé, comme s’ils  étaient présents,  face à  lui.  En fait, ils étaient sur le plateau de l’ORTM, répondant aux questions complices du présentateur du premier journal du soir. Niangor Souma, « Le Président », les avait envoyés aux charbons pour  dire au peuple que le gouvernement avait la situation bien en main, que les choses allaient incessamment rentrer dans l’ordre. Ils se voulaient  rassurants.

 

Mais la population avait peur, très peur...

 

*  *  *

 

Makobar était pour la seconde nuit de suite plongé dans les ténèbres. Elles étaient encore plus sombres et sinistres. Elles n’étaient plus estompées, comme la veille, par les quelques lumières qui avaient résisté à la coupure  générale.

 

A minuit, il n’y avait plus âme qui vive dehors. Les cars de transport en commun et taxis urbains s’étaient arrêtés, dès la tombée du jour. Il en était de même des commerces qui semblaient s’être passé le mot pour baisser leurs rideaux de fer simultanément. Même si le lundi n’était pas soir de relâche, les tenanciers des lieux de plaisirs nocturnes n’avaient pas ouvert leurs antres, non pas seulement à cause de l’électricité qui faisait défaut,  mais surtout parce qu’ils savaient d’emblée qu’ils n’auraient pas de clients, car personne n’avait plus goût au farniente. Les esprits étaient ailleurs.

 

Les Makobarais avaient peur, très peur.

 

Cette coupure de courant, inhabituellement longue, les insupportait d’autant que le grand nombre n’avait nulle idée sur ses causes véritables et, à  plus forte raison, sur sa durée. Ceux qui avaient entendu, sur les ondes radiophoniques, les explications et assurances gouvernementales, n’étaient du tout convaincus et rassurés. Tous étaient  dans la crainte de vivre les pires moments de leur vie, dans les jours et peut-être les semaines à venir, si aucune solution n’intervenait à temps. Tous se calfeutraient à  demeure.

 

L’angoisse qui pesait sur la ville était à couper au couteau. Les Muntulandais avaient toutes les raisons d’avoir peur, dans leur turbulente capitale plus qu’ailleurs. 

 

Marouba Dongue avait refermé à double tours la porte d’entrée de son appartement.  Curieux de ce qui pouvait se passer dehors, dans l’énigme de la nuit épaissie, il ne put s’empêcher de se mettre à son balcon, comme la veille, au commencement du sinistre.

 

Ce qu’il entrevit dans le noir, venant du carrefour où l’Avenue de la Libération coupait le Boulevard Central, lui glaça le sang. Se confondant avec la nuit, une  horde tout de sombre vêtue, armée jusqu’aux dents, de pistolets artisanaux, de coutelas, de sabres et de pieds de biche, marchait sur la ville. Il la vit s’attaquer à un guichet automatique de banque, pensant sans doute pouvoir le déboulonner et l’arracher pour accéder au pactole caché derrière, et sans doute aux coffres de la banque, plus loin. Mais ce fut peine perdue.

 

Rendue plus hargneuse et agressive par cette première déconvenue, la bande se rua rageusement sur les magasins alentours. Sans aucune difficulté, ils firent sauter un à un les verrous qui fixaient au sol leur rideau de fer, en s’aidant de pieds de biche et de pinces monseigneur. Leur pillage se fit en règle. Des tiroirs qui contenaient les recettes du jour furent défoncés et vidés. Des tonnes de marchandises furent chargées sur des diables trouvés dans les parages et emportées  dans les profondeurs de la Basse ville.

 

Marouba ne le savait pas à l’instant : d’autres bandes comme celle dont il assistait impuissamment aux œuvres funestes, étaient en train de sévir, au même moment, partout ailleurs dans Makobar. Déchaînées et semant impunément la terreur, à la faveur du désastre qui perdurait, elles mettaient à sac, à feu et à sang, les zones les plus huppées de la ville,  principalement les boutiques chics de la Haute ville, les centres commerciaux plus bas  et  certaines habitations cossues.

 

Tous ces riches endroits avaient apparemment été repérés et ciblés depuis longtemps, par de grands bandits, des repris de justice qui n’attendaient que le moment propice pour les attaquer et dévaliser. C’étaient eux qui, en réalité, menaient au doigt et à la baguette les jeunes gens spontanément sortis dans les rues pour manifester leur ras-le-bol contre cette coupure de courant qui s’éternisait, dénoncer leur mal-vivre dans les quartiers défavorisés de Makobar. Ils étaient en train de canaliser l’expression de  leur virulente colère  dans le pire des sens.

 

C’est aux environs de quatre heures du matin que les scènes de pillage qui se déroulaient non loin de l’immeuble de Marouba prirent fin. Des biens et de l’argent étaient en train d’être emportés. Du sang avait coulé, celui de vigiles sous-payés, mal armés mais fidèles à leur devoir, jusqu’à ce que mort s’en suivît.

 

Un sabre que l’on fit crisser sur l’asphalte pour ensuite le pointer à sa direction,  fut une menace comprise comme il se devait qui obligea Marouba à un repli stratégique dans son salon. Il en referma prestement  la baie vitrée  ouverte sur la rue, descendit rapidement le volet roulant de protection et partit se coucher. « Demain, il fera jour…», marmonna-t-il, avec le fol espoir que l’électricité revînt avec  le soleil.

 

*  *  *

 

Sous la lumière du jour nouveau, la ville était, à maints endroits, ruines et désolation. Elle portait les stigmates et plaies béantes des pillages de la veille. Les victimes de ces exactions étaient abasourdies, assommées par le spectacle apocalyptique qu’offraient leurs magasins ou demeures éventrés, pillés, saccagés, pareils aux terres brûlées qu’Attila et ses hordes barbares laissaient sur leur passage.

 

Fatalistes, certains s’en remettaient à dieu. D’autres, plus nombreux, hurlaient rageusement leur colère, pestant contre l’inaction coupable de la puissance publique.

 

Mais où était la police ? Pourquoi l’armée n’a pas été sommée -manu militari - de sortir des casernes pour  protéger des citoyens sans défense et leurs biens ? « Le président » et ses affidés sont-ils donc les seuls à avoir droit à leurs services,  quand toute une nation est en péril,  par la faute de leurs incompétence et inconséquence ? Ces questions fusaient de toutes parts, sans trouver de réponse nulle part. Le gouvernement garda un silence coupable, toute la journée. 

 

Ce ne fut que vers vingt heures, comme la veille, qu’il daigna à nouveau communiquer sur la situation. Cette fois, Samboudian Nanga, le ministre des Forces armées avait rejoint sur le plateau de l’ORTM, ses collègues Sanokho Dianka de l’Energie et des Mines et Bamba Lobé de la Sécurité intérieure. Était également à leurs côtés, la Directrice générale de la Muntelec, la belle et gracieuse Fatima Toucouré. Les très mauvaises langues croyaient savoir qu’elle  devait son poste, moins à ses compétences techniques et capacités managériales, qu’au fait qu’elle était la maîtresse attitrée du premier des Muntulandais, depuis bien avant qu’il ne fût porté à la magistrature suprême.

 

Ce soir, elle avait été propulsée au devant de la scène pour annoncer la « bonne nouvelle». Un accord avait finalement été trouvé avec les plénipotentiaires du SYMUTE, après de longues et âpres négociations dont les autorités religieuses du pays, chrétiennes, musulmanes et animistes ont grandement aidé au dénouement. Au final, annonça-t-elle, un accord a été conclu « dans l’intérêt de toutes les parties ». Sur instruction de la tutelle ministérielle autorisée par « Le Président » la direction générale de la Muntelec avait décidé de donner satisfaction à toutes les revendications des frondeurs qui, en retour, avaient accepté de remettre le courant dans les meilleurs délais. 

 

- Tout cela pour ça ! Quelle déculottée ! Démission ! Démission ! s’époumonait à tue-tête Marouba, dans la solitude de son salon qu’il avait réussi à éclairer en allumant un bout de chandelle trouvé dans un des placards de la cuisine.

 

Il était loin d’être au bout de sa grande déception. La directrice générale de la Muntelec avait conclu son propos qui se voulait rassurant en disant que les techniciens à l’origine de la panne travaillaient d’arrache-pied pour rétablir le secteur, mais que tous devaient prendre leur mal en patience. Il était en effet bien plus facile de saboter un système que de le réparer, après la forfaiture. Autrement dit, avait compris Marouba, Makobar et le reste du pays allaient vivre, ce mardi, une troisième nuit dans les ténèbres,  avant que l’électricité ne revînt. « S’il plait à dieu», avait naïvement ajouté Mademoiselle Fatima Toucouré.

 

Les ministres des Forces armées et de la Sécurité intérieure prirent tour à tour la balle au rebond pour assurer que, durant cette phase de remise en état de marche des usines électriques, le maintien de l’ordre allait être sans faille.

 

Effectivement l’armée, la gendarmerie et la police avaient été mobilisées depuis le crépuscule. Des brigades policières lourdement armées avaient été dépêchées pour quadriller toute la Haute ville, la Rivera, et les quartiers huppés des alentours de l’aéroport international Patrice Lumbumba. Un imposant bataillon de l’armée, encore plus pourvu en moyens de défense,  avait été positionné tout le long de l’Avenue de la Libération, de la corniche jusqu’autour du Port Autonome de Makobar et de la Marina, avec des chars de combat au carrefour de toutes les voies montant vers la Haute ville. Il y constituait une infranchissable ligne de démarcation, comme au temps de la colonisation, quand il fallait contenir les soulèvements sporadiques des indigènes. 

 

En  aval, des gendarmes étaient mis en faction dans la Basse ville. Mais leur présence s’effilochait vers les quartiers les plus pauvres,  parce qu’il n’y avait sans doute pas grand-chose à voler, pas de biens publics ou privés d’importance...

 

*  *  *

 

Marouba Dongue reprit son véhicule vers minuit pour aller à l’accueil de Penda Marra à l’aéroport, comme à chaque fois qu’elle revenait de voyage, depuis bien avant leur mariage. Personne ne sut jamais quelle mouche l’avait piqué pour qu’il délaissât la corniche sécurisée pour emprunter l’ancienne route traversant les quartiers populeux et pauvres de Houmbena-Pilot  et de Mirabelle, puis celui de Vieille-cloche, marécageux, plus sordide, glauque et dangereux que les premiers. Ce chemin était le plus court pour l’aéroport. Mais il n’était aucunement recommandé à cette heure tardive, surtout par les mauvais moments qui couraient.

 

Une pluie drue s’était brusquement mise à tomber. Avec la brise océane qui l’accompagnait, elle apportait une fraîcheur inespérée sous la chape infernale qui depuis des jours étouffait la capitale et sa banlieue. Marouba avait baissé d’un doigt les vitres avant de son véhicule pour en profiter.

 

Les phares de l’automobile perçaient difficilement les ténèbres rendues encore plus opaques par les trombes d’eau. Il avançait à une vitesse modérée.  La pluie et l’état de la route, cahoteuse par endroit, n’autorisaient d’ailleurs aucun excès. Et il n’était pas rare de voir un promeneur la traverser, de façon impromptue, sans se soucier des voitures, le jour comme la nuit.

 

Sortant de Vieille-cloche, Marouba vit des individus au milieu de la route l’invitant, par des signaux lumineux, à se ranger sur le bas-côté. Sans appréhension, il entreprit d’obtempérer, d’autant que trois grosses pierres lui barraient le passage. Il pensait sans doute que c’était  parce que la route était défoncée ou profondément ravinée à cet endroit, comme c’était souvent le cas sous les tropiques, au plus fort de l’hivernage.

 

Mal lui en prit. Il était tombé dans un guet-apens, dans les rets tendus par des bandits. Ils étaient de ceux qui avaient écumé la ville la veille. Ils s’étaient repliés dans leur milieu, dans les périphéries urbaines où la présence des forces de l’ordre était faible, voire même inexistante.

 

Marouba n’était pas le seul, à échouer là, au mauvais endroit, au mauvais moment. Il vit, à côté d’un véhicule, deux corps immobiles gisant face à terre sur le sol boueux.  Il tenta de faire demi-tour pour s’échapper. La peur lui fit perdre ses moyens. Le véhicule cala. On l’en extirpa sans ménagement. Il se rebiffa ; il se mit à courir dans le sens opposé de ses bourreaux. Un coup de feu éclata,  puis un deuxième. Il s’effondra. On lui fit les poches. Un des bandits prit le volant du véhicule, mit le moteur en marche. Les autres s’y engouffrèrent. Ils disparurent dans la nuit noire.

 

Quand la ville se réveilla, l’on se réjouit du retour de l’électricité intervenu vers cinq heures du matin. La rédaction de L’Expansion s’était mise en quatre pour produire une édition spéciale. Le journal n’arriva dans les kiosques que vers dix heures.

 

Qu’importait l’heure, il fallait respecter le droit à l’information de tous ceux qui avaient vécu les affres de ce  « Septembre noir  au Muntuland»  pour reprendre la manchette qui barrait la Une du journal. L’expression campait bien ces trois longs jours et nuits d’angoisse, de désordre,  d’anarchie, de pillage et de meurtres gratuits vécus par la faute de syndicalistes égoïstes et irresponsables, d’une directrice d’entreprise qui n’avait de place que dans un lupanar et  de pouvoirs publics laxistes et démagogues.

 

Niangor Souma n’avait publiquement manifesté aucune compassion envers les parents, les enfants et les veuves des innocentes victimes de leur incurie, de ces «Trois hommes retrouvés morts à Vieille-cloche, tués par des bandits», selon un des titres de la presse.

 

Mais Joseph de Maistre ne disait-il pas, à raison, que «chaque peuple a le gouvernement qu’il mérite» ?

 

(*) Papa Amadou FALL dit Bour est de la promotion 1970. Cette nouvelle est extraite du recueil  "Il était une fois au Muntuland" publié chez Edilivre en 2017.



05/03/2021
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