AMICALE DES ANCIENS DE L'ECOLE NORMALE WILLIAM PONTY

AMICALE DES ANCIENS DE L'ECOLE NORMALE WILLIAM PONTY

Héliopolis sombra sous les eaux... - Par Amadou FALL

 

INONDATIONS DAKAR

 

Les mois d’août sont généralement caniculaires et pluvieux, au Muntuland.

 

Mais si, depuis cinq ans, la chaleur était toujours au rendez-vous, plus oppressante et étouffante que jamais, foin de pluie, ou très peu. Les vannes du ciel ne s’ouvraient plus que sporadiquement, déversant une eau rare et disparate sur les terres arides de l’hinterland, au grand désespoir des pauvres paysans et pasteurs. Quatre hivernages de suite, ils avaient vécu les pires moments de leur vie, une sécheresse apocalyptique qui brûlait les semailles et décimait un bétail famélique.

 

Cette cinquième saison, de guerre lasse, la peine au cœur, ils étaient très nombreux à avoir déserté leurs terroirs pour venir s’agglutiner sur les rives  fertiles du Lumbabuo, là où l’eau, la terre et l’herbe étaient encore source de vie ou de survie. Les conflits avec les occupants originels des berges du fleuve subitement envahies étaient monnaie courante, venant s’ajouter à l’irrédentisme local et aux incursions et exactions  meurtrières des djihadistes dont le nord du pays était le hideux théâtre d’opération.

 

Ailleurs, dans les villes du sud, principalement à Makobar devenue capitale économique et à Ramato érigée capitale politique, l’afflux des ruraux prit les allures d’une déferlante  plus massive que les houles antérieures. Ce n’était pas seulement les familles de fraiche citadinité, obligées d’accueillir et d’héberger beaucoup parmi les ruraux en déshérence, malgré eux mais par devoir de solidarité à l’africaine, qui étaient submergées. Les cités elles-mêmes étaient toujours plus à l’étroit, étouffant dans leurs murs sous la double pression d’une explosion démographique interne et de vagues successives d’exilés ruraux en quête de travail et de mieux-être, de confort et de réconfort, dans ses pièges à alouettes.

 

La situation était bien plus critique à Makobar qu’à Ramato qui avait à son avantage de n’avoir qu’une seule limite physique, la mer. La capitale économique elle, en plus d’être adossée à l’étendue océane, avait comme limite septentrionale le Nayanga, une immense lagune en forme d’arc lunaire qui lui bouchait l’horizon et endiguait son développement spatial. Et quand bien même fût-elle dépouillée de ses prérogatives politiques, dans une optique de déconcentration,  elle était restée plus que jamais attrayante et attractive, comme un mirage, laissant se développer une spéculation foncière à outrance et une occupation anarchique de l’espace urbain et surtout périurbain.

 

L’on avait fini par transformer en zones d’habitation des endroits parmi les plus insolites et incroyables, comme les sommets et les flancs de dunes non stabilisées, des bandes de terre en dessous du niveau de la mer et les bas-fonds dans les parages de la lagune. Il n’y avait pas d’autre solution pour satisfaire la demande débordante en aires où construire des habitations, à titre définitif, provisoire et précaire. L’on agissait de la sorte, quasiment sûr qu’il ne pleuvrait plus jamais sur la ville, que les hommes, sous la férule boulimique des spéculateurs, étaient les maîtres incontestés de ses terres, de toutes ses terres.

 

*  *  *

 

Le ciel était toujours d’un bleu azur sur Makobar. Depuis des mois, pas le moindre nuage ne venait l’assombrir. Son spectacle était d’une éblouissante splendeur, sous les ors des derniers rayons du soleil déclinant lentement, loin derrière les grandes bâtisses de la Haute ville,  aux confins de l’océan.

 

Même quand elle enveloppait la ville de son manteau vespéral, la nuit tombée restait d’une limpidité qui semblait prolonger infiniment le crépuscule. Loin de la zone administrativo-commerciale et des cités résidentielles abondamment inondées par de chaudes lumières électriques, les douces lueurs de la lune et des étoiles donnaient un certain charme plutôt bucolique aux banlieues. Elles étaient sobrement éclairées, pour la plupart, plus par les astres et les lumières blafardes qui filtraient des maisons que par des lampadaires d’un autre temps, des carcasses fonctionnant miraculeusement, si des ampoules pendaient encore au bout de leur mât, le long de rues et ruelles défoncées, bourbeuses et cahoteuses, sinueusement frayées à travers un entrelacement inextricable de quartiers pauvres et rarement de moyen standing.

 

A l’inverse des quartiers chics qui avaient les enivrants embruns marins plein les narines, la basse-ville respirait à longueur de temps les miasmes pestilentiels du Nayanga. Par-dessus une haute mais fragile digue dunaire qui ne devait sa précaire stabilité qu’aux filaos et euphorbes plantés dessus, la tentaculaire lacune avait été transformée en dépotoir par des populations abandonnées à leur  malheureux sort et qui n’avaient nulle part ailleurs où se débarrasser de leurs ordures.

 

 La vie dans les banlieues de Makobar n’en était pas moins trépidante, de l’aube  jusqu’à des heures indues, surtout pendant l’hivernage qui coïncidait avec les grandes vacances scolaires et universitaires. Les élèves et étudiants ressortissants des campagnes n’y retournaient pratiquement plus, parce que sourds à l’appel de terres rendues ingrates envers leurs parents par une sécheresse qui perdurait atrocement. Avec les « aborigènes », comme ils appelaient leurs camardes et copains suburbains, ils faisaient de chaque instant de chaque nuit, une fête où l’on défiait tous les interdits.

 

Les moins jeunes banlieusards étaient également de la partie. Comme les cieux n’étaient lourds d’aucune menace pluvieuse, et qu’il faisait bon vivre dehors, les chaudes soirées estivales étaient toujours l’occasion de grandes réjouissances en plein air, dans les cours des maisons, les rues des quartiers, les places publiques et les arènes.

 

*  *  *

 

Ce samedi 16 août n’était pas un samedi comme les autres à Héliopolis, du  nom de la cité qui, abritait une bonne partie de employés du journal L’Epoque, cadres et simples agents confondus. L’on était dans les prolongations festives de l’Assomption. Mais encore, le quartier vibrait d’autant plus joyeusement à l’unisson  que ce jour était le premier anniversaire de son établissement et que Julio Evora et Hermalina Andrade l’avait choisi pour célébrer leur mariage à l’église,  après... trente-deux années de vie commune.

 

Julio et Hermalina, la cinquantaine tous deux, étaient père et mère d’une ribambelle d’enfants, deux garçons et quatre filles. L’aîné allait sur ses trente ans et la cadette fêterait ses dix ans en décembre. Le concubinage  de longue durée était dans les mœurs de leur groupe tribal et ne dérangeait apparemment personne, pas même les enfants. Le couple s’était juré amour et fidélité, et le mariage seulement après avoir étrenné une demeure pour la smala. Voilà qui était fait, dans une cité normale,  solidairement construite avec les collègues de travail, à la périphérie nord de la capitale, dans le voisinage immédiat de la banlieue chaude.

 

Faisant fi des qu’en dira-t-on, la femme qui n’était plus de toute jeunesse était de blanc vêtue de la tête aux pieds, dans une magnifique robe en soie, avec de la fine dentelle sur le bustier et la longue traîne tenue par ses enfants les plus jeunes officiant comme garçons et filles d’honneur. L’homme était dans un somptueux smoking noir qui le serrait aux entournures, sans doute acheté bien longtemps avant ce jour tant attendu. Il s’était, entre temps, quelque peu empâté...

 

Ainsi ils s’en étaient allés à l’église des Pères de la Délivrande toute proche, pour les sacrements nuptiaux, se tenant la main, l’allure romantique. Ils revinrent à Héliopolis, deux heures après, toujours à pieds, et visiblement encore plus amoureux l’un de l’autre. Ceux qui n’avaient pu assister à l’échange des anneaux étaient tous sortis des maisons pour leur faire une longue haie d’honneur, de part et d’autre de l’allée centrale  débouchant sur leur maison, à l’autre bout de la cité.

 

Julio et Hermalina avaient mis les petits plats dans les grands, pour leur repas de noces. Il y avait là, pour profiter de ce moment festif,  des confrères et amis des nouveaux mariés, toutes les grandes personnes de la cité et de nombreux parents du couple arrivés, une semaine plus tôt, du Bandougou lointain, le terroir natal du couple.

 

Quatre rangées de longues tables recouvertes de nappes de différentes couleurs avaient été parallèlement dressées dans l’immense cour en leur honneur. Les couverts posés dessus étaient tout aussi hétéroclites. Mais ils n’en auguraient pas moins le bon plaisir que les uns et les autres allaient se payer. Aiguisant les appétits, de délicieux fumets taquinaient leurs narines depuis la maison contiguë où les cuisines avaient été installées, pour la circonstance, les relations de bon voisinage aidant. Le repas promettait d’être pantagruélique.

 

Légèrement en retrait, faisant face à leurs hôtes,  Hermalina et Julio, étaient seuls à leur table, surchargée de sarments de filao et de bougainvilliers, de fleurs artificielles et  d’une constellation de bouteilles de liqueur de toutes formes et couleurs, comme s’il s’agissait d’une collection. C’en était effectivement une. Ils l’avaient constituée, patiemment, jour après jour, année après année, pour et seulement pour ce jour-là.

 

A la droite du couple, sur une table de moindre dimension, trônait l’incontournable pièce montée. Le gâteau avait à son sommet une effigie à l’image du couple, du moins à celle que l’une et l’autre se faisaient de leur personne. Elle était représentée par une jeune fille blonde aux yeux bleus et lui par un beau brun ténébreux. Ils avaient été modelés dans du chocolat blanc et marron et de la pâte d’amande.

 

La cambuse avait été improvisée dans une des cinq chambres de la maison. On l’avait vidée de tous ses meubles pour la charger de cageots de bière,  de dame-jeannes de vin européen, de jarres remplies d’autres boissons du cru tout aussi enivrantes, tels le bangui, le tchapalo et l’aguardiente. Il y avait également des sodas et des jus de fruits locaux à profusion  dans des barriques aux fonds  tapissés de monceaux de glace concassée.

 

Dès après que les nouveaux mariés eurent donné le la, une fois installés et le cérémonial des grandiloquents discours de circonstance expédié, les breuvages euphorisants déridèrent d’emblée l’atmosphère qui s’alourdissait sous la chaleur d’étuve typique à la saison. Les langues se délièrent rapidement, sur la toile de fond d’une tonitruante  musique du continent et des îles qui obligeait, même deux voisins de table, à hurler pour pouvoir s’entendre  et se comprendre.

 

Les cravates et cols de chemise furent vite desserrés et les vestes ôtées et accrochées aux chaises. Les bons mots et les rires fusaient de toutes les tables. Servis à volonté par les plus belles filles de la cité, hôtesses d’un soir, les invités faisaient bonne chère, sans retenue. Méchoui de mouton et de porc, poulets, agoutis rôtis ou  braisés, poissons frits avec une variété d’accompagnements allant des pommes de terre frites  aux légumes sautés, en passant par le riz, l’aloko et l’atiéké et diverses sauces feuilles et graines, tout y passa. Le service n’était pas non plus avare en boissons de tous ordres, pour tasser les ventres, aider à déglutiner et à une digestion rapide, mais surtout pour élever la température, chauffer l’ambiance et faire danser sur la piste de bal aménagée au milieu de la cour, entre les tables, sous le tempo d’une musique forte à vous crever les tympans. Et c’était parti pour durer des heures et des heures, au grand bonheur des convives qui ne demandaient qu’à manger et boire à satiété et à l’œil, surtout par les temps incroyablement durs qui perduraient.

 

A leur table, beaux et sémillants tels un roi et une reine sur leur trône face à leur bien-aimés sujets, Julio et Hermalina étaient aux anges. Cette orgie nuptiale leur avait coûté la peau des fesses, quasiment leurs économies toute une vie accumulées. Mais ce qui importait pour eux, c’était les fastes de l’instant, ces sublimes moments dont ils n’avaient cessé de rêver,  qu’ils vivaient depuis le début de cette journée mémorables et que deux photographes et un cameraman étaient en train de capter, de fixer pour l’éternité des temps,  image après image.

 

Le couple était tout à son émerveillement et à sa glorification intime, quand Hermalina sentit une fraîche larme d’eau perler sur son échine délicate, puis une autre. Elle leva des yeux inquiets et vit que le ciel s’était assombri sans que nul n’y eût prêté attention, que de gros nuages noirs avaient gommé la lune et les étoiles. Elle donna un  léger mais appuyé coup de coude  à son époux,  l’index de son autre main désespérément pointé vers le firmament.  La menace dont il semblait être lourd ne sembla pas déranger outre mesure Julio.

 

- Boff ! C’est toujours comme cela presque tous les soirs, depuis plus de deux mois. Ne t’en fais pas, il ne pleuvra point, lui susurra-t-il péremptoirement dans le creux de l’oreille, en haussant les épaules. Depuis cinq ans, c’est toujours la même chose, surtout au mois d’août. Des nuages s’amoncellent au milieu de la nuit, quelques gouttes  d’eau tombent, comme de la rosée,  puis plus rien, et...

 

A peine avait-il  prononcé ces mots que les vannes du ciel s’ouvrirent, précipitant des trombes d’eau gagnant en densité et en force au fil des minutes qui suivirent. Ce fut la débandade. Personne ne demanda ses restes. Les hôtes étrangers hébergés par le couple fuirent s’abriter sous la large véranda ou dans des chambres. Les invités du quartier regagnèrent tant bien que mal leurs pénates,  se risquant à de dommageables chutes, l’effet des alcools abondamment ingurgités n’aidant pas à l’équilibre et à la rationalité des mouvements, sur des ruelles rendues boueuses et glissantes par les eaux qui gonflaient un sol plutôt argileux. Une trentaine de minutes après le déclenchement du déluge, tout Héliopolis était sous les eaux. Les derniers à avoir quitté la noce pataugèrent dans une immense marre grossissant à vue d’œil et qui leur arriva rapidement à mi-jambe.

 

Dans ce sauve-qui-peut éperdu, on avait entendu quelqu’un aigrement grommeler qu’un tel mariage ne pouvait que porter malheur, parce que défiant l’entendement et les prescriptions divines.

 

*  *  *

 

La pluie n’avait pas cessé de toute la nuit. Les trombes d’eau qui tombaient sur Makobar semblaient être plus fortes et drues à Héliopolis qu’ailleurs dans la capitale et ses banlieues. A chaque fois qu’elles donnaient l’impression de perdre en intensité, les coups de tonnerre et les éclairs qui secouaient et déchiraient l’atmosphère étaient suivis de chutes d’eau plus fortes encore, comme si d’autres grandes outres célestes, aussi pleines à craquer que celles  qui s’étaient déjà vidées sur la terre, étaient éventrées.

 

A l’heure du réveil, au petit matin pour les lève-tôt et bien plus tard pour ceux qui, assommés par la beuverie de la veille s’extirpèrent douloureusement des bras de Morphée, les Héliopolisiens eurent  la surprise de leur vie en sautant du lit. Leurs pieds s’enfoncèrent abruptement dans presque un demi-mètre d’eau glauque et trouble. L’onde pluviale  avait débordé la rue et  s’était glissée partout, dans les cours des maisons, dans les salons, les cuisines et jusque dans l’intimité des chambres à coucher.

 

Héliopolis n’avait pas de système d’évacuation d’eaux pluviales et pour le moins usées. Les fosses septiques creusées à qui mieux mieux dans un sol  spongieux où la nappe phréatique affleurait avaient vite fait de déborder, de déverser leur trop-plein qui, des espaces familiaux rapidement pollués se mélangeait à l’extérieur, formant un immonde remugle dont les pestilentielles odeurs étouffaient d’heure en heure toute la cité.

 

L’on avait bien évidemment tort de mettre cette catastrophe sur le dos de Julio et de Hermalina. Nul n’était monté aux cieux ou ailleurs, pour en revenir avec l’intime conviction que leur union, célébrée comme « pâques avant carême », pour reprendre certaines mauvaises et perfides langues, n’avait point été agréée par le Tout-puissant. Et que c’était pour cette raison que le fléau de Dieu s’était abattu sur Héliopolis.

 

La cause de ce fulgurant début d’inondation était physiquement et humainement ailleurs, sur le plancher des vaches. Comme bien d’autres quartiers de la proche et lointaine banlieue makobaraise, la cité Héliopolis avait été construite dans un bas-fond, sur le lit d’un marigot que la sécheresse récurrente avait effacé, mais dont les plus anciens de ses riverains se souvenaient encore comme leur lieu de pêche préféré. Ils en avaient d’ailleurs averti les premiers responsables de la Coopérative d’Habitat de L’Epoque, quand ils eurent à choisir entre ce site et un autre situé dans une zone dunaire. Mais parce qu’il était trop loin du journal,  de leur lieu de travail, ils lui avaient préféré cet endroit marécageux qui en était à un jet de pierre.

 

La Banque du Logement du Muntuland n’avait pas non plus joué franc jeu dans cette affaire. Connaissant bien la nature, la texture et toute  l’histoire de ce terrain, le financier et le technicien qu’elle avait délégués pour accompagner la COHALE avaient avalisé cette acquisition. Ils étaient uniquement préoccupés par le nouveau portefeuille qu’ils allaient accrocher à leur tableau de chasse de jeunes loups aux dents longs. D’accord avec l’architecte-conseil et l’entrepreneur adjudicataire, ils avaient tout juste assujetti l’octroi du financement demandé par la coopérative à la banque au remblaiement du site et au relèvement de toutes les fondations jusqu’à un certain niveau au-dessus du sol.

 

Mais cela n’avait pas servi à grand-chose. Dès la première grosse pluie sur Makobar, Héliopolis avait sombré sous les eaux. Il fallait s’y attendre car les terrains des cités, alentours construites après, avaient tous été fortement remblayés de sorte que les gars de L’Epoque s’étaient retrouvés encore plus au fond de l’ornière.

 

Cela n’avait assurément rien à voir avec le tardif mais beau et mémorable mariage de Julio et Hermalina !

 

*  *  *

 

La pluie avait continué, forte et drue, le lendemain des noces, et durant les trois jours et les trois nuits d’après, avec quelques rares moments de répit et d’ensoleillement. 

 

Incroyablement dévoués à leur travail, les employés de L’Epoque qui habitaient à Héliopolis, journalistes, techniciens et agents administratifs continuaient à vaquer à leurs occupations,  comme si de rien n’était. On les voyait partir et revenir du turbin, les chaussures autour du cou reliées par leurs lacets et les pantalons, jupes ou pagnes relevés jusqu’au dessus des genoux, dans une eau nauséabonde de plus en plus polluée par le débordement des fosses septiques et les pourritures venues d’ailleurs. Leurs enfants n’étaient pas non plus logés à meilleure enseigne, obligés qu’ils étaient, eux aussi, de patauger dans la pestilence et, par endroit, de jouer à la marelle, sur un mince chemin de bric et de broc, pour se rendre à leur école. De jeunes épouses, désabusées par l’ampleur de la catastrophe, avaient vite fait de déserter des maisons conjugales devenues invivables pour celles de leurs parents, en attendant des lendemains plus radieux.

 

Au lever du quatrième jour, le beau temps revint. Le ciel s’était de nouveau revêtu de son immense manteau d’un bleu étincelant. De cette infinie nappe azur, un soleil de plomb envoyait dans les airs et vers la terre ses myriades de rayons, telle de la poussière d’or. Les gens de Héliopolis espéraient ardemment que la chaleur qui reprenait ses droits avec force asséchât rapidement les eaux qui baignaient leur cité, jusque dans les endroits les plus intimes de leurs demeures, comme elle avait, en quelques heures, épongé le sol et les flaques d’eau épars dans les rues et ruelles des quartiers environnants situés à plus haute altitude. Mais l’inondation de la cité avait atteint un si haut niveau qu’il aurait fallu plus de deux mois pour que l’eau s’évaporât dans les airs et s’infiltrât dans la terre.

 

Des sapeurs-pompiers furent finalement dépêchés à Héliopolis, comme à de nombreux autres quartiers de la banlieue avec qui il partageait les mêmes déboires naturels, pour techniquement accélérer leur sauvetage des eaux.  Mais, avec leurs motopompes de faible débit, ils en avaient au moins pour une dizaine de jours de travail sans relâche. Encore que le seul exutoire qui existait dans les parages,  la lagune Nayanga, n’était pas loin de déborder de ses limites.

 

La pluie s’était remise à tomber, dans la soirée, aussi intensément sinon plus que lors des noces arrosées de Julio et d’Hermalina. La belle musique d’alors avait depuis cédé toute la place à un incessant et irritant concert de coassements de crapauds qui empêchait les plus sensibles au bruit de dormir, sur des lits qu’il avait fallu hisser sur des piles de briques, comme les autres meubles, dans presque toutes les maisons envahies par les eaux.

 

La nappe du Nayanga gonflait au fil des heures. Vers minuit, sa digue rompit, dans un craquement sourd, sous l’insoutenable pression du trop-plein d’eau qu’elle emprisonnait. L’on n’entendit plus rien d’autre que la furieuse cavalcade des flots déchaînés roulant vers les points les plus bas alentours, dont le plus vulnérable, Héliopolis.

 

Renforcée par une pluie accablante, la vague furieuse roulait à la vitesse d’un cheval au galop. Sous son terrible et assommant choc, l’énorme torrent cassa des arbres et une cabane d’ouvriers-maçons sur le chantier d’un immeuble en construction, emporta dans son sillage un véhicule mal stationné et, hélas, une vieille mendiante, ainsi qu’on le découvrit,  bien après.

 

L’onde dévastatrice qui s’était épanchée à travers toutes les voies ouvertes, perdit progressivement de son intensité. En débouchant sur Héliopolis, elle s’était calmée et affalée, sans heurt.

 

Les sapeurs-pompiers continuèrent leur travail  pour sortir la cité des eaux stagnantes. Et les employés du journal gouvernemental à faire eux également leur boulot, comme si de rien n’était, mais en souffrant dans leur tréfonds et avec leur famille, un calvaire humainement insoutenable.

 

*  *  *

 

Pudiques, comme les journalistes peuvent l’être quand il s’agit de traiter de leurs problèmes, ils ne publièrent dans L’Epoque pas plus de trois articles  sur le désastre qu’ils vivaient à demeure. Des confrères d’autres journaux et radios réalisèrent de poignants reportages sur leur calvaire. Ils suscitèrent quelque émoi vite noyé sous la cascade des innombrables problèmes qui assaillaient le commun des Muntulandais, les uns plus pesants que les autres. Surtout que les gars de L’Epoque n’étaient pas largement dans le cœur de leurs concitoyens dont bon nombre persistaient à les prendre pour des privilégiés à la solde de tout pouvoir en place.

 

Niangor Souma [NDR : le président de la République du Muntuland] ne leur prêta guère attention. Il n’avait nulle considération pour ceux qu’il avait sous sa coupe, ceux qui acceptaient leur condition sans se plaindre, ou à peine. Il fallait être dans la meute, hurler et râler avec les loups, être une grosse menace électorale à son maintien au pouvoir, pour qu’il daignât se préoccuper de votre situation,  promettre des solutions. Et encore...

 

 

 



06/09/2020
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